Thème : ARTS Mardi 09 novembre 2004
Par M. Louis Valensi – Ancien conservateur des Musées de France. Inspecteur Général des enseignements artistiques
En 1863, Napoléon III fait paraître un décret autorisant le public à voir les peintures refusées à l’exposition officielle. Près de 2 800 peintures sont visibles lors de ce salon des refusés. L’une d’elle fera scandale : Le Déjeuner sur l’Herbe de Manet.
1863 marque le face-à-face improvisé de deux peintres de nus. Tandis que la Vénus de Cabanel, dans un style classique inspiré d’Ingres, obtient un triple succès – impérial tout d’abord puisque Napoléon III est enthousiasmé ; financier car l’Empereur l’achète 50 000 francs or (l’équivalent de vingt-cinq ans de vie d’une famille bourgeoise) et enfin médiatique – le tableau de Manet n’est qu’un succès de scandale.
La Naissance de Vénus de Cabanel marque le triomphe du sujet sur la peinture pure. C’est la beauté idéale vue par les néoclassiques, un nu traditionnel qui s’inscrit dans une longue lignée de peintures qui, en aucun cas, ne devaient réveiller la libido des visiteurs. C’est aussi le primat de l’attitude sur l’émotion, une vision voluptueuse mais respectable pour son temps.
A l’opposé, Manet essuie un échec sous les quolibets. L’impératrice aurait souffleté son Déjeuner sur l’Herbe de son éventail. Les critiques sont cruelles : « Nous savons maintenant ce qu’est un mauvais tableau » ou « Manet aura du talent quand il aura appris la peinture et la perspective » peut-on lire dans les gazettes. Outre sa manière de peindre, le sujet ainsi que la composition du tableau sont dénoncés. On lui reproche de faire sa renommée en voulant choquer le bourgeois et en tournant en dérision le thème classique du bain dans la nature. Pourtant Manet ne cherche pas à choquer, il veut exprimer ce qu’il ressent. Malgré les critiques, il refusera de changer sa façon de faire. Son Déjeuner – qui obtient beaucoup de succès auprès des jeunes – apparaît, avec nos yeux d’aujourd’hui, comme un tableau moderne.
Contrairement à la Vénus de Cabanel, Le Déjeuner sur l’Herbe marque le triomphe de la peinture pure. Manet renverse la perspective. En faisant une lecture en zigzag du tableau, l’œil est d’abord conduit vers la nature morte – un chef d’œuvre dans le chef d’œuvre – placée au premier plan à gauche. La lumière est faiblement expressive. Puis surgit le flash de la chair de Victoire Morand, cette lumière réelle qui éclabousse le corps nu de cette femme assise face à deux hommes habillés. La spontanéité de la touche est nouvelle pour l’époque. « La peinture commence à Manet », dira Van Gogh. « Son regard est celui d’un voyant, Manet est un danger pour les salons » écrira Mallarmé. Devant cette dualité de conception, il faut apprécier en quoi les salons sont alors de tels enjeux de pouvoir.
En 1863, le siècle évolue, la conception dans l’art aussi. De nouvelles formes d’art apparaissent qui prétendent rivaliser avec le grand genre – la gravure et la photo – et de nouvelles couches sociales s’y intéressent. L’art devient « de masse ». On se trouve encore dans une période de transition entre le mécénat et la naissance d’un marché de l’art. Les galeries n’en étant qu’à leurs balbutiements, le salon joue un rôle essentiel. Cette institution séculaire, conservatrice et publicitaire est placée sous l’autorité de l’Académie. Pour qu’un tableau soit exposé dans un salon, il faut qu’il ait été accepté au préalable par un jury académique, qui défend avec acharnement la doctrine du beau idéal, ce beau absolu placé en dehors de l’artiste et dont le beau grec est l’étalon. Le jury est très méfiant vis-à-vis des innovations qui, estime-t-il, mettent en péril la survie du grand genre. Les sujets religieux sont privilégiés au détriment d’œuvres plus novatrices.
L’histoire des salons est jalonnée de scandales. Courbet et ses peintures sociales est souvent refusé, de même que Le Semeur de Millet, L’Homme au nez cassé de Rodin, Le Fifre de Manet… La médiocrité est à l’honneur.
Le salon est une institution vitale pour un artiste. Comment survivre sans y être présenté ni acheté ? Le succès du salon est populaire, près d’un demi-million de visiteurs s’y presse chaque année. De plus, l’Etat achète de nombreux tableaux qui sont ensuite exposés au palais du Luxembourg. Dans ces conditions, ne pas être présent au salon est particulièrement dommageable. « Pour se faire connaître, il faut exposer. Malheureusement il n’y a que cette exposition » dira Courbet. Le jury académique, enfermé dans ses certitudes, n’a pas compris que cette période marquait un passage de l’école classique, faisant la part belle aux mythologies et dont Ingres est encore le chef de file, à une peinture d’impressions dominée par le témoignage personnel de l’artiste.
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