Thèmes: Art Littérature. Cette conférence est extraite des « Archives du CDI », années 1979 à 2003.
CERCLE DE DOCUMENTATION ET D’INFORMATION
Jeudi 11 mai 1989
A LA DECOUVERTE DE FLAUBERT
Par Jacques-Louis Douchin, agrégé de l’Université , docteur es lettres et professeur à l’Institut des lettres de l’Université de Nantes, nous a parlé de Flaubert.
On a de Flaubert des idées toutes faites qui ne correspondent pas toujours à la réalité.
Il est l’auteur du « Dictionnaire des Idées reçues « dont je vous re commande la lecture » nous dit Jacques-Louis Douchin. On pourrait ajouter à ce dictionnaire, l’article « Flaubert » lui-même avec certaines définitions que l’on trouve dans les ouvrages consacrés au personnage et à son oeuvre : « Solitaire de Croisset », « Ermite de Croisset », « Saint laïque », « Martyr de la littérature » , « bon géant ».
On pourrait ajouter : « N’est jamais sorti de chez lui », « a passé sa vie à pourlécher ses bel1es phrases », « la rage des phrases t’a desséché le coeur », « chef de l’école réaliste », « n’a rien mis de lui dans ses oeuvres », etc .
Une image d’Epina! du personnage qui a voué toute sa vie a son oeuvre a longtemps traîné sur lui.
Sa vie a été mal connue pendant fort Iontemps. Flaubert est peu lu ou on a tendance à ne lire qu’une de ses oeuvres : « Madame Bovary ». Et le reste ?
Flaubert est surtout « styliste ». C’est un des écrivains français qui écrit le mieux.
C’est un auteur pour spécialiste , peu populaire et irréductible à l’audiovisuel. On n’arrive pas à adapter un roman de Flaubert. Le meilleur « Madame Bovary » a été celui de Renoir en 1934.
Quelles sont les raisons de cette image qui est profondément réductrice et finalement fausse ?
Cela tient en grande partie à la connaissance du personnage, de l’homme à travers certaines biographies ou études qui font toujours autorité dans l’esprit d’un assez nombreux public et qui sont toujours considérées comme des articles de foi, transmis depuis une cinquantaine d’années. Lorsque Gérard Gailly ou Dumesnil, écrivaient des ouvrages sur Flaubert (1930 – 50), ils n’avaient pas à leur disposition tous les documents que l’on a actuellement et en particulier la correspondance (4 000 lettres) de Flaubert.
On croit que Flaubert a connu une vie peu mouvementée, qu ‘il passe la plupart de son temps dans son bureau de Croisset, qu’il a fait quelques rares voyages (en Orient en 1849-51, en Bre tagne …), que sa vie a été triste, celle d’un solitaire misanthrope (« sa vie n’ a pas été bien gaie » – Dumesnil – Flaubert, l’h omme et l’oeuvre).
« Mais détrompez-vous nous dit Jacques-Louis Douchin, sa vie n’a pas été toujours triste. Si vous lisiez le livre que j’ai écrit sur sa vie érotique… ».
Sa vie sentimentale était dominée par un amour platonique pour une femme mariée don t’il est tombé amoureux à 14 ans 1/2 à Trouville: Elisa Schlésinger. Pendant près de 50 ans, cette histoire a été le dogme de tous les flaubertistes ; l’amour unique et platonique pour cette femme. Il a eu une liaison officielle avec Louise Colet, sorte de virago épouvantable qui a martyrisé le malheureux Flaubert. En lisant le journal de Louise Colet, on s’aperçoit que c’est elle qui a beaucoup souffert.
Quant à l’oeuvre, sorte de mosaïque d’ouvrages sans lien entre eux, elle est dominée par un chef-d’oeuvre, « Madame Bovary », type du . roman réaliste, et la tentation de Saint-Antoine, sorte d’immense poème en prose.
Le vrai Flaubert –
Flaubert a eu une vie beaucoup plus mouvementée qu’on ne le dit. Il a beaucoup voyagé.
En 1840, il est parti dans les Pyrénées, en Corse, en 1845 en Italie, en 1847 en Bretagne, à pied avec son ami Du Camp: « Par les champs et par les grèves » est le récit de ce voyage où Flaubert écrivit les chapitres pairs et Du Camp les chapitres impairs.
En 1849, Flaubert et Du Camp entamèrent un long périple qui les amena d’Égypte en Grèce et Italie par la Palestine, la Syrie, la Turquie, le classique tour du bassin oriental de la Méditerranée, sur les traces de Chateaubriand et de Gérard de Nerval.
Flaubert a connu une vie mondaine très accaparante à Paris, surtout à partir de 1857, époque à laquelle débute le succès de « Madame Bovary ». Flaubert a été reçu à la cour impériale. Il fréquente les salons parisiens (Sabatier, Jeanne de Tourbey, Princesse Mathilde). Il assiste aux dîners Magny, dîners d’écrivains de l’époque.
Sa vie amoureuse a été extrêmement remplie . Dans ce domaine donc, son image a été complètement faussée par la légende de Madame Schlésinger et par l’image fausse de Louise Colet.
Son véritable amour est Juliette Herbert. Cette découverte a été révé ée en 1980 par une chercheuse anglaise qui a retrouvé des
documents sur Flaubert et Juliette Herbert. Juliette Herbert était la préceptrice anglaise de Caroline, la nièce de Flaubert. Elle traduisit
« Madame Bovary » en angl ais. Malheureusement cette traduction a disparu. Cette liaison a duré jusqu’à la mort de Flaubert, c’est-à-dire pendant près de 25 ans.
Comme on le voit à ce rapide résumé , il convient pour le moins de nuancer l’image traditionnelle du prétendu « ermite de Croisset ».
Son oeuvre –
On dit que Flaubert est chef de l’école réaliste dans le roman , qu’il est le promoteur du principe d’impersonnalité. Impersonnalité ne veut rien dire. Le concept même est absurde en soi. Ce qu’a fait Flaubert, c’est donner l’apparence de l’impersonnalité. Il a dit lui-même « que l’artiste soit dans son oeuvre comme Dieu dans la création: invisible, mais présent ».
En effet, l’ensemble de l’oeuvre de Flaubert est marquée par la présence constante de l’auteur qui s’y est mis tout entier. Son oeuvre, vue d’ensemble, est une sorte de mosaïque. Il n’y a aucun lien, ni aucune ressemblance entre ses oeuvres. On a essayé d’édifier des synthèses de cette oeuvre déconcertante.
La première a été faite en 1913 par Emile Faguet. Il disait que Flaubert passait d’une oeuvre romantique à une oeuvre réaliste.
Après il y eut la synthèse de Dumesnil: il émit la théorie des 3 cycles:
– autobiographique : oeuvres de jeunesse, l’éducation sentimentale.
– historique et philosophique: la tentation de Saint-Antoine, Sa la mmbô et Hérodias.
– satirique et de moeurs contemporains: leçons d’histoire naturelle, Madame Bovary, Bouvard et Pécuchet.
C’est une bonne sysnthèse mais il n’avait pas a sa disposition tout comme Faguet, tous les documents.
Il y a un tournant dans la vie de Flaubert: 1851, lorsqu’il entame « Madame Bovary ». C’est un roman ironique. Son goût de la mystification ira jusqu’à une espèce d’autodestruction dans « Bouvard et Pécuchet ». On y trouve des passages qui sont des parodies satiriques de passages antérieurs de l’oeuvre de Flaubert. La corrosion acharnée à laquelle s’est livré Flaubert, ressemble fort à une sorte de masochisme intellectuel.
Le Dictionnaire des Idées Reçues est une destruction de son propre langage. On trouve des articles stupéfiants. Chaque article se moque de la définition.
« Documents: toujours de la plus haute importance ».
« Propriété : plus sacrée que la religion » or il a toujours été propriétaire.
« Epoque: (la nôtre ) Se plaindre de ce qu’elle n’est pas politique. L’appeler époque de transition de décadence » , il n’a pas cessé de dire la même chose dans toutes ses lettres.
Il se moque de lui-même dans cet ouvrage. Le Dictionnaire des Idées Reçues met donc le comble au masochisme : Flaubert y dissout sa propre pensée. Pourquoi s’autodétruire ? La solution se trouve dans une lettre à George Sand où il dit qu’il écrivait Bouvard et Pécuchet pour se « purger », « devenir plus olympien ».
S’il avait vécu, il voulait s’adonner exclusivement dans le domaine littéraire au style. Flaubert était fait pour être un poète en prose, foncièrement et constamment masqué par la mentalité romantique. L’ensemble de son oeuvre est artificielle. L’apparence seulement réaliste.
En réalité, son oeuvre est extrêmement personnelle, sinon intime.
Le cas Flaubert est exemplaire.
On ne peut juger d’un homme et d’une oeuvre que dès l’instant où l’on peut travailler sur des documents nombreux, précis, éclairants et authentiques. Cela a manqué pendant très longtemps.
La correspondance a été censurée, expurgée dans les Editions Conard (1926-1954). Il a fallu attendre plus de 50 ans pour s’apercevoir que ce qu’on a dit et répété de Flaubert était largement faussé, aussi bien pour la biographie que pour l’étude de son oeuvre.
Donc, il faut lire ses ouvrages, mais en s’aidant de la correspondance qui est un support indispensable, et des mises au point actuelles qui révèlent un homme et un écrivain très différent de l’image traditionnelle qu’on trouve partout.
Quoiqu’il en soit, Flaubert mérite d’être mieux connu, plus pratiqué. Quand on le comprend profondément, on s’aperçoit qu’il mérite, en tant qu’homme et en tant qu’écrivain, de figurer parmi les plus grands noms de notre patrimoine culturel, au même rang qu’un Molière ou qu’un
Victor Hugo.
ANNEXE
Extrait du livre » Le boureau de soi-même » de J.L.Douchin
Ayant mis le point final à son roman « Madame Bovary », Flaubert découvre soudain devant lui un « no man’s land » à la fois fascinant (qui peut-être trouvera son écho dans le fameux « Etre la matière : » de la troisième « Tentation ») et effroyable. Il sait que sa raison de vivre, c’est écrire. Mais écrire quoi ? ou comment ?
Certes, il existe une échappatoire . C’est l’écriture pour l’écriture. Ce que Flaubert va, de plus en plus fréquemment, appeler le « style ». Mais qu’implique nécessairement la pratique du style ? Il vient d’en faire la dure expérience: une ascèse torturante, une conscience de tous les instants, un adieu définitif aux délices que provoque le « courant de la plume », l’irruption aisée et énivrante de l’inspiration. Le choix du « style » nécessite que ce soit la « tête » qui écrive et non le « coeur ». Et, de nouveau surgit le conflit.
L’appréhension globale des oeuvres de Flaubert après 1856 fait apparaître un singulier mouvement pendulaire. L’é crivain paraît soumis à trois postulations ou trois « tentations » qui se succèdent, à deux reprises, dans le même ordre, et ce, jusqu’à l’oeuvre ultime qui sera, brutalement interrompue par la mort.
La postulation rationaliste, nourrie et vivifiée par le maniement de l’ironie, lui suggère de faire « table rase » du passé. La postulation sentimentale le pousse, au contraire, à tenter de retrouver, en s’affranchissant des contraintes artificielles de la composition concertée,
la fraîcheur jaillissante des oeuvres de la jeunesse. Et se révèle une troisième postulation, conséquence du conflit entre les deux premières,
celle du « style pour le style », de l’oeuvre d’art, se soutenant, pour ainsi dire, d’elle-même, par les seules vertus d’une écriture perfectionniste.
Dès le lendemain de l’achèvement de « Madame Bovary », dès le mois de mai I856. Flaubert entame le grand déblayage. Et il s’a ttaque,
par un raffinement de cruauté, à l’oeuvre entre toutes privilégiées, au chef-d’oeuvre de Jules, au grand poème. Il va tailler en pièces « La
Tentation de Saint-Antoine ».
C’est un massacre. « Un oiseau de haut vol auquel on aurait quelque peu rongé les ailes ». C’est le moins qu’on puisse dire. Des pans entiers, sous les coups de hache hargneux de l’écrivain, s’écroulent. Antoine ne prend plus son vol vers le firmament sur les ailes sombres de Satan, les sept péchés capitaux sont toujours aux aguets, mais n’interviennent plus que du bout des lèvres, les Hérésies ont perdu en route la moitié d’entre elles, les Monstres surgissent , certes, mais moins nombreux et moins détaillés, moins évocateurs. Surtout, Flaubert tronçonne, sectionne , taillade à travers les « indications scéniques » qui, dans la première version, prenaient l’allure de véritables récits. Certes, la portée philosophique de l’ouvrage est sauvegardée (ce qui ne sera même plus le cas dans la version définitive), mais il s’agit bien toutefois d’une
mutilation volontaire, qui exige explication.
Pourquoi cet acharnement ? C’est que le subtil poison de l’ironie a agi sourdement. Envisager la réalité (je dis bien : la réalité , car, pour Flaubert, l’univers romanesque qu’il construit est au moins aussi réel que le monde extérieur), pendant cinq ans, avec un regard ironique, ne va pas sans conséquences. On s’habitue. L’ironie devient alors une seconde nature. Flaubert ne s’en délivrera plus.
C’est l’ironie qui l’incite à jeter systématiquement un regard critique, non seulement sur le présent, sur l’actuel (il ne va pas s’en priver jusqu’à sa mort) , mais sur son propre passé, sur son oeuvre antérieure. Voilà pourquoi il s’est toujours interdit de publier ses oeuvres de jeunesse.
Donc, la vision ironique l’entraîne à faire « table rase », et va le mener, insensiblement , par étapes, à l’autodestruction.
La démolition de « Saint-Antoine » achevée, de nouveau, Flaubert se retrouve, béant, devant le vide. Une seule médication à sa portée: « le style ». Bâtir une oeuvre belle, exempte de toutes implications philosophiques, orales, sociales ou personnelles. Simultanément, s’enfuir. S’échapper d’une époque honnie, fuir aussi les fielleuses invites du succès et de la célébrité. Se boucher yeux et oreilles et, par le coup de baguette de l’imaginaire, vivre à cinq cents lieues de Croisset et à vingt siècles en arrière … C’est ainsi que va naître « Salarnrnbô ».
Flaubert constate que la critique, c’était prévisible, n’a rien compris a « Madame Bovary ».
La « tristesse » de Flaubert ne procède pas uniquement de la vision d’une société contemporaine qu’il considère – et va considérer de
plus en plus – comme décadente et pourrie, elle procède aussi de la prise de conscience des dégâts irréparables qu’il a accumulés depuis six ans. Il ne lui reste plus qu’à ciseler de belles phrases.
Et, pour y parvenir, il va, une nouvelle fois, suer sang et eau pendant près de cinq ans, à passer ses phrases au fameux « gueuloir « . Le résultat, c’est une oeuvre superbe , le « Roman de la lumière », comme l’a dit bellement Jean Bruneau, le fin du fin du roman historique français. « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar.. . ».
« Salammbô fut achevé en avril 1862 . Flaubert reçut, avec plus de sérénité cette fois, les assauts de la critique, en particulier le compte rendu fielleusement dosé de son ami Sainte-Beuve …..
… Car, soudain, le voilà qui s’é broue, retrouvant par miracle son enthousiasme tout neuf, rajeunissant d’un quart de siècle, se livrant sans complexes ni contraintes aux vieux rêves de sa prime jeunesse: écrire pour le théâtre. Flaubert a succombé avec joie à la tentation. Au diable l’ironie desséchante et destructrice: « Le Château des coeurs » est une pièce injouable , il le sait parfaitement, le simple bon sens le lui démontre sans peine, n’importe, il s’acharnera, pendant des années, avec une stupéfiante naïveté juvénile, à trouver un directeur assez fou
pour accepter de monter cette « féerie » baroque.
Disons l’essentiel : il s’agit d’une oe uvre d’imagination – et même d’imagination débridée – . En écrivant « Le Château des coeurs », Flaubert a donc éprouvé les joies de la création « purement fictive: il s’est laissé porter par le flux de l’inspiration, se dépouillant de toute contrainte « rationaliste » (documentation, recherche du détail précis et « vrai » affres du style, qui découlent de ces contraintes) pour s’abandonner, avec délices, à l’irruption de l’imaginaire …
En savoir plus: https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782070402793-correspondance-gustave-flaubert/
Texte original de la conférence: http://www.cdi-garches.com/wp-content/uploads/2023/10/19890511-A-la-d%C3%A9couverte-de-Flaubert.pdf
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