Thème : ART – LITTERATURE Mardi 05 février 2013
ANDRE MALRAUX – Un étonnant destin d’homme et d’écrivain
Par Christiane MOATTI – Professeur émérite de Littérature à l’Université de la Sorbonne nouvelle
On a souvent une vision schématique de l’activité littéraire de Malraux : avant la guerre, c’est un romancier ; après la guerre, il se tourne vers la réflexion sur l’art avec les grands essais qu’on connaît, à commencer par la Psychologie de l’art et Les Voix du silence et l’organisation de grandes expositions. Cette vision est erronée : dès l’adolescence, Malraux a été passionné par les arts plastiques.
C’est un cas singulier, car rien, dans son éducation et son milieu d’origine, ne laissait présager qu’il deviendrait un écrivain d’art internationalement reconnu. Il n’avait reçu aucune formation d’histoire de l’art ni de philosophie esthétique, il avait pour tout bagage scolaire le certificat d’études supérieures, l’équivalent du brevet actuel. Aucun héritage familial qui pût l’inciter à s’engager dans cette voie. Jeune banlieusard, il a été élevé par trois femmes qui tenaient une petite épicerie à Bondy en Seine-Saint Denis, Mais, doté d’une curiosité intense, d’une puissante mémoire, il s’est forgé par ses propres moyens une conception originale, en elle-même une création, qui a fait de lui un passeur de l’art.
Comme l’a écrit François Mauriac, « Ce sont les expériences qui situent l’homme ». L’apprentissage de Malraux en matière d’arts plastiques repose sur quatre expériences personnelles. Il passe d’abord assez largement par la lecture de grands écrivains. Il se concrétise ensuite à travers une activité d’éditeur de livres d’art, qui permet au jeune homme d‘apprendre à jouer avec les ressources de l’image. Il s’enrichit par les voyages hors de l’Hexagone, à la rencontre des musées du monde entier. Enfin, il se complète par l’expérience du commerce de l’art. Ainsi, on peut dire qu’aucun aspect de la création artistique n’est étranger à Malraux, qu’il s’agisse de la technique, de l’évolution des formes, de la réflexion sur les mécanismes de la création ou même du facteur financier. La période qu’on peut appeler préparatoire s’étend jusqu’à la fin des années trente, mais ce n’est qu’en 1947 que Malraux publiera le premier volume de la Psychologie de l’art, intitulé Le Musée imaginaire.
Voyons donc d’abord cette expérience de lecteur fanatique. A travers des livres pris au hasard, et pour commencer dans la bibliothèque populaire de Bondy, située près de l’épicerie de sa grand-mère Adrienne, le jeune Malraux lit tout ce qui lui tombe sous la main, des récits d’aventures aux grands romans de notre littérature. Un peu plus tard, il feuillette dans les boîtes des bouquinistes au bord de la Seine des livres de toutes sortes. D’emblée, il est attiré par les écrivains amoureux de la peinture et écrivains d’art : les Salons de Baudelaire (dont Les Fleurs du Mal viennent de tomber dans le domaine public, en 1917), mais aussi Gautier, Stendhal, Chateaubriand, Renan, Taine… et plus près de lui Apollinaire, Barrès, Claudel, Suarès, enfin Valéry, tous auteurs dont les textes de critique d’art étaient encore peu connus à l’époque. Comme il l’écrira, « ce ne sont pas les théoriciens mais les poètes, Baudelaire et Mallarmé précisément, qui ont l’instinct le plus sûr de la peinture de leur temps ». C’est à ce type d’écrivains qu’il reconnaîtra devoir le plus, confrontant ses émotions et ses préférences avec les leurs, pour trouver sa propre voie.
Leur lecture l’incite à devenir un habitué des musées, fort peu fréquentés à l’époque. A Paris, il arpente avec ses amis le Louvre, le musée Guimet, le musée Gustave Moreau et même le musée anthropologique et ethnographique du Trocadéro – dont le contenu, à l’époque, intéressait plus les ethnologues que les historiens d’art –, mais aussi les galeries, les expositions où il découvre les quelques artistes contemporains qui garderont une grande importance à ses yeux – entre autres, Braque, Picasso, Derain, Chagall, Fautrier, Masson. Lui et ses amis mettent en commun leurs découvertes : ainsi, c’est Marcel Arland qui lui fait connaître Rouault. Il acquiert très tôt ce qu’on appelle « un œil » pour la qualité des œuvres, la capacité de distinguer innovants et suiveurs. Cette fréquentation passionnée de la peinture, partout où il peut en voir, va durer toute sa vie.
Il relate son émotion d’adolescent devant l’Adoration des Bergers de Piero della Francesca, la Maison de Vincent de Van Gogh, qui ne cesseront de hanter ses écrits sur l’art. Attiré par les réalisations des illustrateurs, il éprouve le désir de les connaître. Dès la guerre terminée, il rend visite en 1919, dans son atelier à Montmartre, au peintre et graveur grec Demetrios Galanis, puis au poète aquarelliste Max Jacob, moins pour les voir à l’œuvre ou par intérêt pour leur technique que pour discuter avec eux du sens de leur création.
Le deuxième trait original de cet apprentissage artistique de Malraux, c’est l’expérience concrète du maniement des images, de l’exploitation de leur éloquence suggestive. A 19 ans, en 1920 – c’est son premier métier –, il entre au service du libraire-éditeur Simon Kra et de son fils Lucien comme « directeur artistique » et maquettiste des très modestes Editions du Sagittaire, pour publier des ouvrages illustrés à tirage restreint. Ce travail délicat consiste à marier, en quelque sorte, un écrivain – généralement un poète – avec un peintre dont le style et la sensibilité s’accordent au texte publié ; le jeune Malraux, fort de son expérience de chineur de livres rares, n’hésite pas à solliciter quelques grands talents de l’époque pour former ces duos de créateurs. Il édite ainsi, entre autres, Cœurs à prendre de Georges Gabory, illustré d’eaux-fortes de Galanis, Etoiles peintes de Pierre Reverdy, illustré par André Derain, et Dos d’Arlequin de Max Jacob, illustré de gravures sur bois par Jacob lui-même. Il poursuivra ce type d’activité en fondant à son tour en 1926, avec son ami d’enfance Louis Chevasson, deux éphémères maisons d’édition de luxe, l’une baptisée A la Sphère et la suivante Aux Aldes. Il y fait paraître notamment Orages de François Mauriac, illustré par Coubine, Le Roi Candaule de Gide et Odes de Valéry, illustrés par Galanis.
Dans cette initiation à la pratique de l’image, deux hommes ont joué un rôle. D’abord Max Jacob, qui était au centre d’un cercle de peintres et d’écrivains. Sa fréquentation, à partir de 1919, plonge Malraux dans le milieu des artistes qui, comme Apollinaire, avaient partagé à Montmartre, au Bateau Lavoir, les débuts de Picasso. Picasso marquera durablement à ses yeux, comme aux yeux de tout le groupe autour de Jacob et de Reverdy, un tournant décisif dans l’histoire de la peinture. La deuxième rencontre est celle du marchand de tableaux Daniel-Henry Kahnweiler, que lui a fait connaître Max Jacob. Kahnweiler avait été au début du siècle à l’origine du succès des cubistes. Mais, étant allemand, il avait dû quitter la France pendant la Première guerre mondiale. De retour à Paris, il rouvre sa galerie. Désirant faire travailler ses peintres en tant qu’illustrateurs, il demande à son ami Jacob de lui faire connaître de jeunes talents littéraires. C’est ainsi que Malraux publie en 1921, à 20 ans, son premier livre, Lunes en papier, un poème en prose illustré de gravures sur bois par Fernand Léger, un peintre déjà reconnu à l’époque. Dans la galerie de Kahnweiler et dans la résidence de celui-ci, à Boulogne, le jeune homme fait la connaissance d’un grand nombre d’artistes d’avenir. Il recherchera toute sa vie la compagnie de peintres originaux, allant souvent les voir dans leur atelier : on peut citer parmi ceux dont il a suivi de près le travail Léger, Juan Gris, Ensor, Chagall, Masson, Dali, Balthus, Dubuffet, Giacometti, Zao Wou-Ki, Le Corbusier (qui fut aussi un peintre). Il entretiendra avec plusieurs d’entre eux – dont Alexeïeff , Braque, Fautrier – une correspondance très amicale.
En 1922, Malraux donne son premier texte de critique d’art, où s’exprime déjà le comparatiste : c’est une préface au catalogue d’une exposition du peintre grec Galanis, dont il rapproche la peinture d’un poème de Valéry, « L’après-midi d’un Faune », et des primitifs italiens. Dans tous ses écrits sur l’art, il nous fera entendre ce dialogue des formes artistiques, que ce soit entre modes d’expression, entre cultures, entre civilisations.
En 1929, Malraux devient directeur artistique chez Gallimard. Il y poursuit son expérience d’éditeur de « livres de peintres » à tirage limité et réalise un grand nombre d’ouvrages en faisant appel à des artistes de grand talent comme Jean Fautrier. Beaucoup plus tard, il deviendra en France, au même titre que l’éditeur Albert Skira en Suisse, un des pères du « livre d’art », destiné au grand public : il fonde chez Gallimard deux célèbres collections véritablement pionnières : « La Galerie de la Pléiade », qui publie de 1950 à 1957, et, avec Georges Salles, conservateur du Louvre, « L’Univers des formes » créé en 1960. Cette collection prestigieuse restera une référence pour la qualité de ses reproductions photographiques et de ses textes ; elle continuera à publier jusqu’en 1997.
Enfin, cette évocation de l’expérience directe acquise par Malraux dans la pratique de l’image ne serait pas complète sans le rappel de son activité cinématographique : ce sera le film Sierra de Teruel, tourné sous sa direction en 1938-1939, libre adaptation de son roman L’Espoir.
La troisième composante importante de cette formation artistique a été ses voyages à travers le monde qui vont nourrir son œuvre. Le besoin de contact avec les œuvres d’art a été le mobile de cet éternel voyageur. En 1920, il collabore à Action, une petite revue d’avant-garde où l’a introduit Max Jacob, et il y rencontre celle qui va devenir son épouse, Clara Goldschmidt, une jeune allemande intelligente et cultivée qui y fait des traductions. Grâce à elle, il voyage :.en Italie, il découvre les peintures florentine, siennoise, vénitienne de la pré-Renaissance et de la Renaissance, qui occuperont une place de choix dans ses écrits. Manifestant un goût plus marqué pour la couleur que pour le dessin, il admire à Venise la peinture du Tintoret. En Belgique, il approfondit sa connaissance de la peinture flamande. Les deux jeunes gens visitent ensemble les villes d’art d’Allemagne, Autriche, Tunisie, Sicile, Grèce… Mais des jeux malheureux en bourse, provoquant la ruine du couple, interrompent cette vie d’insouciants voyageurs, avant que les hasards de la vie ne leur offrent une nouvelle occasion de voyager.
On en arrive au quatrième volet de cet insolite apprentissage : Malraux décide de se lancer dans le commerce international de l’art, auquel l’avait un peu initié la fréquentation de Kahnweiler. Les arts primitifs ou exotiques passionnaient l’Occident. Malraux, qui avait lu Loti et bien d’autres récits de voyages lointains, prend ses informations à la source en consultant les ouvrages les plus spécialisés, comme l’Inventaire descriptif des monuments du Cambodge et les Annales du musée Guimet ; dans le Bulletin de l’Ecole française d’Extrême-Orient, il a pu lire entre autres une étude datée de 1919 d’Henri Parmentier, chef du service d’archéologie de l’École française, qui attire son attention sur le temple de Banteaï-Srey, au Cambodge, à peine exploré à l’époque. Il présente ainsi le projet à Clara, qui le raconte dans ses Mémoires :« du Siam au Cambodge, le long de la Voie Royale qui va des Dangrek à Angkor, il y avait de grands temples, ceux qui ont été repérés et décrits dans l’Inventaire, mais il y en avait sûrement d’autres, des petits encore inconnus aujourd’hui (…). Eh bien, nous allons dans quelque petit temple du Cambodge, nous enlevons quelques statues, nous les vendons en Amérique, ce qui nous permettra de vivre ensuite tranquilles pendant deux ou trois ans ».
Le jeune homme s’arrange pour transformer en mission archéologique cette expédition au Cambodge. L’aventure, on le sait, se terminera mal, puisque Malraux est arrêté pour avoir prélevé des bas-reliefs au temple de Banteaï Srey. Il profite de son séjour forcé à Phnom-Pen et à Saïgon pour continuer à lire des ouvrages spécialisés sur l’art Khmer, mais aussi des philosophes, en particulier Nietzsche dont il acquiert alors une réelle connaissance. Les informations qu’il recueille sur les arts de l’Asie du Sud-Est, leurs différents styles, l’état des connaissances et des fouilles, la conservation des œuvres, ne lui servent pas seulement à devenir pour la vie un spécialiste de la question, mais aussi à préparer sa défense, en amateur éclairé et non en vulgaire voleur, au cours de longs démêlés judiciaires qui le retiennent assigné à résidence une année, jusqu’en novembre 1924.
Mais son expérience du commerce de l’art ne s’arrête pas là. En 1929, nous l’avons vu, il est engagé comme directeur artistique chez Gallimard. Peu après, il fonde avec Antoine Gallimard la « Galerie de la NRF » : il est chargé de rechercher des œuvres pour organiser à Paris des expositions, surtout spécialisées dans l’art d’Extrême-Orient. Rémunéré, il accomplit ainsi de fructueuses expéditions de plus en plus lointaines (Perse, Turquie, Afghanistan, Inde, Birmanie, Chine, Japon, Amérique du Nord où il aura ses premiers contacts avec les arts amérindiens) et fait son premier tout du monde… Sa première exposition, consacrée à l’art gréco-bouddhique du Pamir, s’ouvre dans la Galerie de la NRF en janvier 1931.
Voilà donc pour sa formation, à la fois théorique, historique et très concrète. Malraux ne publiera ses grands essais qu’à partir de 1947, mais il en a conçu le projet bien avant, en même temps qu’il a commencé à élaborer sa propre philosophie de l’art. Dans une lettre datée de janvier 1931, il confie au critique Edmond Jaloux son projet d’un essai, « une sorte de machin qui voudrait être à l’esthétique, histoire de l’art, etc., ce qu’est M. Teste à la philosophie ». Dans son fameux ouvrage, Monsieur Teste, paru en 1929, Paul Valéry prétend reconsidérer la philosophie en se fondant sur des observations et des expériences strictement personnelles. Pour Malraux aussi, en matière d’art, il s’agissait, comme l’écrit Valéry, « d’y regarder en personne », de se fonder sur son instinct et sur ses propres émotions.
Ce projet fait son chemin, et si la question de l’art n’est pas encore abordée dans un livre qui lui soit entièrement consacré, elle apparaît déjà dans de nombreux articles de revue, dans des discours liés à l’activité politique qui absorbe Malraux dans les années 1930, et dans plusieurs scènes de ses romans publiés de 1929 à 1937. Nous n’en donnerons ici qu’un exemple : un discours intitulé « L’œuvre d’art », prononcé en juin 1935 au Congrès international des écrivains, au palais de la Mutualité à Paris, et publié peu après dans Commune, la revue de l’« Association des Ecrivains et Artistes Révolutionnaires ». On y trouve ce passage :« Lorsqu’un artiste du Moyen Age sculptait un crucifix, lorsqu’un sculpteur égyptien sculptait les figures des doubles funéraires, ils créaient des objets que nous pouvons appeler des fétiches ou des figures sacrées, ils ne pensaient pas à des objets d’art. (…) Un crucifix était là pour le Christ, un double était là pour un mort ; et l’idée qu’on pût les réunir un jour dans un même musée pour considérer leurs volumes ou leurs lignes, ils n’eussent pu la concevoir que comme une profanation ».
Cette même idée, avec le même exemple du crucifix, sera reprise au début du premier volume de Psychologie de l’art en 1947, ouvrage qui sera remanié et enrichi en 1952 sous le titre Les Voix du silence. On voit que Malraux a déjà en 1935 l’intuition de ce qui sera un concept central de sa pensée sur l’art, celui de métamorphose : le crucifix, qui est exclusivement au Moyen Age un objet sacré, est devenu aussi pour nous une œuvre d’art, voisinant avec d’autres œuvres auxquelles nous le comparons.
L’idée d’un essai sur l’art avait germé dès 1931, mais Malraux, absorbé par d’autres activités, n’en entreprendra l’écriture que six années plus tard. Sitôt après la parution de L’Espoir, il donne, entre la fin de 1937 et 1940, quatre longs articles à Verve, une toute nouvelle revue artistique et littéraire trimestrielle, publication de grand format, d’une exceptionnelle qualité tant pour les textes que pour les illustrations. Il ne s’agit plus, cette fois, de réflexions éparses et cursives. Les deux premiers de ces articles sont annoncés comme les « premiers fragments » d’un essai dont Malraux donne déjà le titre, Psychologie de l’Art. Dans ces quatre textes, publiés juste avant la guerre, on trouve en germe les idées essentielles de ses grands écrits sur l’art.
Malraux arrête toute publication sous l’Occupation, et c’est à partir de 1947 qu’il ramasse et synthétise ses réflexions sous la forme d’essais où textes et reproductions se conjuguent. Il ne s’agit pas d’une tentative d’histoire de l’art, mais de l’approfondissement d’une interrogation personnelle sur le moteur et le sens de la création artistique. Entre 1947 et 1950 paraît la première trilogie annoncée avant-guerre, Psychologie de l’art (Le Musée imaginaire, La Création artistique, La Monnaie de l’absolu). André Chastel, professeur d’histoire de l’art au Collège de France, écrira dans Le Monde en 1976, au moment de la mort de Malraux : « La guerre était à peine finie que le monde de la culture reçut le choc de La Psychologie de l’art, à laquelle il travaillait depuis toujours et qu’il annonçait depuis dix ans, sous la forme brillante, admirablement illustrée, difficile et impérieuse du Musée imaginaire. On a du mal à faire saisir, trente ans après, l’effet extraordinaire produit par cet ouvrage et ceux qui ont suivi. (…) toutes ces pages ont complètement transformé le discours sur l’art dans notre pays et peut-être dans le monde. »
Cette trilogie sera reprise et enrichie en un seul volume, Les Voix du silence, publié en 1951. Suivront deux autres trilogies : Le Musée imaginaire de la sculpture mondiale de 1952 à 1954, et La Métamorphose des Dieux de 1957 à 1976.
Pour compléter le récit de cette genèse intellectuelle, nous évoquerons rapidement les deux notions qui structurent la pensée de Malraux sur l’art et lui donnent sa cohérence. D’abord celle de musée imaginaire – un terme qui fera fortune –, qu’il définit ainsi : « C’est l’ensemble des connaissances que nous apportent, outre les musées, les reproductions et les albums : au début du XXe siècle, les arts plastiques ont inventé leur imprimerie. (…) Pour la première fois, le musée imaginaire ouvert sur la terre entière nous met en face de l’héritage plastique du monde ». C’est, écrit Malraux, un « lieu mental » qui délivre les œuvres de leur historicité : elles s’y présentent comme pures formes. Son existence a rendu possible la révolution de l’art moderne, et il est destiné à s’enrichir sans fin.
L’autre notion est celle de métamorphose, esquissée en 1922, exposée dans la deuxième partie des Voix du silence et omniprésente dans toute l’œuvre à partir de 1957. Elle s’entend dans un triple sens. C’est d’abord la transformation physique des œuvres sous l’effet du temps qui les décolore ou les brise : il faut accepter cette usure et ne pas essayer de rendre aux statues grecques leur aspect polychrome d’origine, car c’est en nous arrivant blanches, écrit Malraux, qu’elles ont « ordonné la sensibilité artistique de l’Europe ». La métamorphose, c’est aussi celle du regard que nous portons sur les œuvres du passé : ce regard est modifié par tout ce qui a été créé entre elles et nous. La métamorphose, enfin, est celle du sens des œuvres, transportées avec le temps dans des contextes spirituels et esthétiques très différents de celui de leur création. Triomphant du tragique inhérent à la condition humaine, les chefs-d’œuvre survivent de manière imprévisible et aléatoire à la disparition de ceux qui les ont créés.
Ces essais sur l’art sont eux-mêmes des œuvres d’art. Non seulement par leur qualité d’écriture, mais parce qu’ils créent un monde cohérent et profondément personnel. Malraux ne renie pas les apports des historiens d’art ou des grands critiques qu’il a lus, il les réaménage pour sa propre quête : celle de la permanence de l’homme à travers la création artistique, depuis les peintures préhistoriques jusqu’à l’époque contemporaine – l’éternel combat contre la mort.