Thèmes: Art, Littérature, Musique Conférence du mardi 19 mars 2019.
Par Messieurs Yvon MARTINET (texte) et Jean-Marie SILVA (piano), avocats au barreau de Paris.
Au cours de la conférence de Monsieur Yvon Martinet de nombreux passages musicaux sont joués au piano par Monsieur Jean-Marie Silva:
INTRODUCTION
Patrick Modiano est un des plus grand écrivain français et son oeuvre a été récompensée par de nombreux prix littéraires dont le prestigieux Prix Nobel en 2014. Modiano a amené le silence dans la littérature domaine des mots par excellence. Cela donne une écriture fine et subtile où le lecteur est impliqué en ayant à deviner certains éléments notamment lors de l’utilisation des points de suspension, ponctuation favorite de l’écrivain.
I – Brève biographie de Patrick Modiano.
Patrick Modiano est né le 30 juillet 1945 à Boulogne-Billancourt. Il est l’auteur d’une trentaine de romans primés par de nombreux prix dont le Nobel de littérature « pour l’art de la mémoire avec lequel il a évoqué les destinées humaines les plus insaisissables et dévoilé le monde de l’Occupation » selon les termes de l’Académie suédoise.
Son père est un aventurier toscan, juif né à Salonique et ayant un passeport espagnol que le romancier ne connaîtra pas car il meurt alors qu’il n’a que quatre ans. Sa mère une actrice belge, le confie à ses parents. En 1949 il reste à Biarritz avec son frère né en 1947. L’absence de son père et celles fréquentes de sa mère contribuent à la relation très proche qu’il a avec son frère Rudy. La mort de ce dernier en 1957 sonne la fin de l’enfance et l’auteur gardera une nostalgie marquée de cette période. D’ailleurs, il dédiera ses premiers ouvrages, publiés entre 1967 et 1982, à son frère disparu.
Entre 1956 et 1960, le jeune garçon est pensionnaire dans la très stricte école du Montcel à Jouy-en-Josas. Il fait plusieurs fugues. En 1965 il rencontre Raymond Queneau qui l’introduit dans le milieu littéraire. En 1967 il publie son premier roman « La place de l’étoile ». Désormais il se consacre entièrement à l’écriture. Cette même année, avec Hugues de Courson, camarade du lycée Henri IV, il compose un album de chansons intitulé « Fonds de tiroirs ». En 1973 il écrit avec le réalisateur Louis Malle, le scénario du film « Lacombe Lucien ». En 1978 il remporte le prestigieux prix Goncourt pour son sixième roman « Rue des boutiques obscures » avant le Nobel en 2014.
II – Modiano et l’écriture.
Lors de son discours à Stockholm au moment de recevoir le Prix Nobel de littérature, Patrick Modiano évoque ses sentiments au moment d’écrire. Il reconnaît passer par des moments de découragements surtout lors des premières pages. C’est alors que vient la tentation de revenir en arrière mais il ne faut pas y succomber. Il faut continuer coûte que coûte.
Il poursuit en soulignant qu’il existe une relation intime et complémentaire entre le romancier et son lecteur tout comme dans le domaine musical. Pourtant Modiano considère que la musique est bien plus pure que la littérature tout en spécifiant que se sont les poètes qui s’en approche le plus. Il va même jusqu’à dire que « c’est avec de mauvais poètes que l’on fait des prosateurs ».
En poursuivant son discours le romancier nous apprend que lorsqu’il est sur le point de finir un roman, celui-ci commence à se détacher de lui et à respirer l’air de la liberté. Il va même jusqu’à dire que dans cette phase finale le roman témoigne une certaine hostilité à son créateur dans sa hâte de se libérer de lui. Désormais, ce sont les lecteurs qui se l’approprieront, l’auteur ressent alors un grand vide, le sentiment d’avoir été abandonné. C’est précisément ce sentiment d’abandon qui est le moteur pour écrire le livre suivant. Au fil des années les romans se suivent et les lecteurs parlent d’une oeuvre mais ce n’est qu’une longue fuite en avant. Finalement Modiano en arrive à dire qu’un lecteur en sait plus sur un livre que son auteur lui-même. Il se passe entre un roman et son lecteur un phénomène analogue à celui du développement des photos, tel qu’on le pratiquait avant l’ère du numérique.
III – L’esthétique du silence selon Modiano.
Pour le romancier « C’est toujours le silence qui a le dernier mot ». Les mots « silence » et « silencieux » sont des mots utilisés plusieurs fois dans chacun des romans de Modiano et plusieurs personnages sont bien peu loquaces. Nous pouvons citer l’énigmatique Jansen, le photographe de « Chien de printemps » ou Loki, l’héroïne de « Dans le café de la jeunesse perdue » qui préfère se fondre dans le décor et écouter les autres. Dans l’oeuvre de Modiano on en voit beaucoup de ces personnages, solitaires, qui déambulent dans les rues en cogitant. Ces comportements s’expliquent par des traumatismes passés, des échecs répétés, des disparitions de proches, des persécutions et toutes sortes de phobies ainsi qu’un fort sentiment de vide.
Le professeur Thierry Laurent, l’un des meilleurs analystes de Modiano, décrit des personnages quasi muets en certaines circonstances, comme paralysés. Ainsi à la fin de « Remise de peine » interrogé par la police sur ses parents, le jeune Patoche cherche une réponse car c’est trop compliqué de donner des explications puis il ment et dit qu’ils sont morts. Même chose dans « Voyage de noces », le narrateur, que l’on interroge sur ses parents, fronce les sourcils et ne sait que répondre.
Dans l’oeuvre de Modiano on trouve des personnages muets ou passifs tels les étranges Esmeralda et Coco Latour, l’infirme et l’enfant dans « Ronde de nuit » voire des espèces de demi-fantômes qui passent comme des ombres. C’est le cas de Maillot, qui tous les soirs fait la même ronde à bord de sa Lancia blanche dans « Quartier perdu » alors qu’il est censé être mort ou le narrateur de « Dimanche d’août » qui arrive à se sentir comme un fantôme.
IV – Modiano et les points de suspension.
Selon les aveux de l’écrivain lui-même, les points de suspension sont ses caractères d’imprimerie préférés.
Les points de suspension, leur valeur et le silence dans l’écriture de Modiano a donné lieu à une thèse de doctorat en sciences du langage soutenue en 2003 par Madame Andreeva-Tintignac à l’université de Limoges sous le titre « L’écriture de Patrick Modiano ou la profusion de l’attente romanesque ». L’auteure écrit « comme son personnage, le photographe Jansen dans « Chien de printemps », Modiano essaie de créer le silence avec des mots ». Les moyens pour y parvenir sont l’emploi des champs sémantiques du mot « silence » ainsi que le manque graphique exprimé par les points de suspension qui est encore un moyen de rompre le modèle canonique. Les points de suspension marquent la passation de la parole au lecteur. Ce dernier doit suppléer, grâce au contexte, l’information omise. La pause que marquent les points de suspension exprime la gêne ou la peur d’évoquer certains moments de la vie et de raviver des faits passés douloureux.
Dans le roman « Livret de famille » l’auteure de la thèse dit avoir relevé 186 cas d’emploi des points de suspension dont 160 dans le discours direct et 26 dans la narration, dans « Chien de printemps » 104 cas et dans « Du plus loin de l’oubli » 214 cas. Les points de suspension peuvent aussi marquer, toujours selon l’auteure, le rythme de la parole du locuteur. Chez Modiano, outre le style concis, les points de suspension dans chaque histoire, des ellipses, des brèches de silence entre chaque phrase, on trouve de nombreuses fins en « queue de poisson ». Les personnes disparaissent de façon bien étrange.
Toujours lors de son discours à Stockholm en 2014, Modiano explique que le fait d’être né en 1945 le prédisposait à traiter les thèmes de la mémoire et de l’oubli.
CONCLUSION
Modiano très marqué par les absences d’abord de son père puis de son frère nous offre une oeuvre où le silence et la retenue sont omniprésents. Bien des personnages sont mystérieux, ne se livrant que par bribes et toujours peu loquaces. Son oeuvre remarquable est connue à travers le monde et a été récompensée en 2014 par le Nobel de littérature.
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