Thèmes : Arts – Littérature Mardi 03 Février 2015
Le Mendiant de Velázquez
par François Rachline, écrivain – Conseiller spécial du président du Conseil économique, social et environnemental.
Vous avez invité l’auteur d’un ouvrage intitulé Le Mendiant de Velázquez, qui a reçu en 2014, l’année de sa parution chez Albin Michel, le prix Cabourg du roman. Je vous en remercie vivement et vous propose de dérouler mon propos suivant trois questions :
1 – Pour quoi ce titre ?
Pour le comprendre, il faut se représenter le tableau de Velázquez, intitulé en français, Les Ménines, c’est-à-dire Les Suivantes (voir l’image). C’est sans doute la toile la plus célèbre du peintre, et peut-être même une des plus connues au monde. Au départ, il était répertorié sous l’appellation : Son altesse l’impératrice avec ses dames et un nain. Ce n’est qu’en 1843 qu’il apparaît sous son nom actuel dans le catalogue du musée du Prado à Madrid. Il existe un nombre considérable de livres, de critiques, d’études architecturales qui portent sur cette œuvre et un peintre comme Picasso en a même composé plusieurs versions de son cru. Le tableau date de 1656. Diego Velázquez a 57 ans quand il le réalise. Il mourra quatre ans plus tard, après qu’on ait rajouté la croix rouge de l’Ordre de Santiago sur sa poitrine, conformément à l’honneur qu’il reçut, trois ans après avoir terminé Les Ménines.
Cette peinture représente onze personnages (et un chien). Dix sont connus grâce à l’ouvrage écrit par un contemporain, Palomino, qui a fourni une biographie de chacun. L’un d’entre reste en revanche parfaitement inconnu.
Au beau milieu trône, si j’ose dire, l’Infante Margarita Maria, à l’âge de 5 ans, flanquée de deux Suivantes, Dona Maria Sarmiento à gauche et Isabel de Velasco, à droite, cette dernière fille du Comte de Fuensalida, un ami du peintre. A gauche, Velázquez lui-même, et, dans le fond, José de Nieto Velázquez, qui n’a aucune parenté avec lui (ce patronyme est aussi répandu à l’époque en Espagne que Dupont ou Martin en France aujourd’hui). Sur la droite de la scène, au premier plan, un chien et deux nains : Mari-Barbola, d’origine autrichienne, comme la reine, et Nicolas de Pertusato. Derrière eux, au deuxième plan, Marcella de Ulloa, qui est une sorte de chaperonne des dames d’honneur, avec à côté d’elle, un homme dans l’ombre, qui ressemble à un prêtre. Au fond de la pièce, moins visibles, plus flous, deux têtes couronnées : le roi Philippe IV et la reine Marie-Anne d’Autriche, qui est d’ailleurs sa nièce. A noter une absente de marque : la première fille de Philippe IV, Marie-Thérèse. Velázquez l’avait représentée, mais il l’a ensuite effacée, sans que l’on sache exactement pourquoi. L’étude aux rayons x de la toile témoigne avec certitude de ce repentir.
Le soi-disant prêtre à côté de Marcelle de Ulloa, près de la fenêtre, est celui que personne n’a encore identifié. Des érudits pensent qu’il pourrait s’agir d’un écuyer, ou d’un protecteur du nom de Don Ruiz de Ascona. En fait, on n’en sait rien et le personnage reste mystérieux. Je me suis emparé de lui, et je l’ai appelé Mendigo. C’est là le point de départ de mon roman. Quant au chien, j’en ai fait le sien, et je l’ai baptisé Santillo.
Avant de poursuivre, et d’indiquer comment le romancier procède, un mot sur l’aspect général du tableau. Je ne dis là que des choses connues.
Les deux figures du roi et de la reine, à peine esquissées, moins nettes que les autres personnages, sont des reflets dans un miroir accroché dans le mur du fond. Ils se trouvent donc en un emplacement qui pourrait être celui du spectateur. Nous sommes pour ainsi dire à la place des deux souverains. Velázquez, le personnage dans l’escalier, l’inconnu et la naine regardent en dehors de la toile. Ils appartiennent à la scène représentée, mais s’en échappent du regard. Les autres, non : ils sont à l’intérieur du tableau et y restent.
2 – Comment le livre s’articule-t-il ?
Mon roman raconte la relation qui se noue entre un mendiant, renversé un jour sur une route par le carrosse de Velázquez, et le peintre de la cour. Le premier vit d’expédients ; le second, à partir de 23 ans, n’a jamais vécu ailleurs que dans le palais royal. Diego recueille Mendigo, le loge au palais dans une pièce attenante à celle où il peint son chef-d’œuvre, le prend à ses côtés pour de menus travaux, comme éliminer la poussière, par exemple, ou broyer des pigments.
Peu à peu, un certain type d’amitié naît entre les deux hommes. Le mendiant assiste à des scènes à peine croyables pour lui, en particulier des conversations entre le roi Philippe IV et son peintre attitré, dans l’atelier-même du maître. Le souverain y venait souvent pour voir peindre cet homme qu’il traitait en véritable ami, au grand dam de la cour. Il faut cependant préciser que Velázquez peignait peu. Il existe un peu plus d’une centaine de toiles de lui. Il occupait son temps à beaucoup de choses, comme choisir des meubles, restaurer des pièces, décorer, concevoir des plans, des parures, organiser des fêtes, estimer la valeur de tableaux dans des successions, établir des comptes et même faire la police.
Le roman montre comment, peu à peu, Mendigo prend de l’importance, jusqu’à croire qu’il a changé de condition. La relation entre les deux hommes est complexe : le peintre veut l’intégrer dans son tableau, mais celui-ci le redoute. Les deux discutent beaucoup, de leur époque, de théâtre, d’astronomie, de l’Inquisition, un peu de peinture aussi et même de perspective. Ce faisant, le lecteur assiste à la naissance des Menines, de juin 1656 à octobre de la même année.
J’ai donc imaginé que notre inconnu de la toile est ce mendiant rencontré par hasard par Velázquez, qui le peignit, avec son chien. Je ne raconte pas la fin, comme on dit dans un film policier.
3 – Quelles interprétations ?
Je ne vais pas ici, bien sûr, me livrer à une interprétation de mon roman. Ce n’est pas à moi de le faire. Des lecteurs m’ont demandé quel sens il fallait donner au Mendiant de Velázquez.
Je restitue ce que d’aucuns m’ont dit. Pour certains, il est question d’un livre historique consacré à l’un des plus grands peintres de l’histoire. Pour d’autres, c’est la mise en scène de la montée en puissance du bas peuple, qui parvient au cœur-même de la royauté la plus absolue, celle des Habsbourg : en somme, la première tentative de prise du pouvoir, une amorce de révolution. Pour d’autres encore, il s’agit de la reconstitution des Menines, dont on suivrait la réalisation jour après jour. On m’a dit aussi que je voulais décrire l’Espagne de Philippe IV à travers une histoire individuelle. Et même que je tentais de pénétrer un mystère : découvrir ce que peint Velázquez, sur sa propre toile, puisque le chevalet représenté à gauche n’est vu que de dos. S’agit-il du roi et de la reine ? D’autre chose, dont la présence royale interromprait la composition ?
Je suis désolé de terminer sans trancher, mais tout est recevable. C’est aux lecteurs qu’appartient mon roman.
Un commentaire
Jean-Michel BUCHOUD
Jun 02, 2015
Conférence très vivante et très bien documentée; le roman de M. Rachline est passionnant.