Thèmes: Art, Civilisation, Histoire Conférence du mardi 28 mars 2023
MOSAÏQUES, COSMATESQUES ET PIETRE DURE : TECHNIQUES D’ART POUR L’ÉTERNITÉ
Par Monsieur André PALÉOLOGUE, Docteur en Histoire, expert consultant auprès de l’UNESCO.
Donner à leurs œuvres une chance de survivre en leur assurant une durabilité et les inscrire, pourquoi pas, dans la perspective de l’« éternité », a obligé les artistes et les artisans à trouver les matières adéquates et à inventer les techniques les plus appropriées. Par leur capacité à résister entre autres aux vicissitudes climatiques, vues aussi leurs belles chromatiques, certaines pierres et roches, – qu’ils ont appris à tailler et couper avec « maestria » – ont gagné le suffrage de ces créateurs en quête d’« éternité ». Ainsi, ont-elles été largement utilisées pour marquer et/ou embellir des espaces sacrés et des habitats prestigieux.
Les vestiges des premières mosaïques placées au sol – ou pavimentaires – découvertes dans l’antique Phrygie (Turquie), datent du VIIIe siècle av.J.-C. Le terme « mosaïque » vient du latin musaicum, mot lui-même dérivé du grec mouseion, qui désigne ce qui se rapporte aux « Muses ». Il est à noter qu’on ne trouve pas de mosaïques en Égypte antique ni chez les Sumériens et nulle part ailleurs où des civilisations complexes se sont épanouies. On peut prendre ainsi le risque de considérer qu’il s’agit là d’une création spécifiquement méditerranéenne et « européenne ».
Cet « art » fera une longue et prodigieuse carrière enrichissant notre environnement bâti de remarquables prouesses aussi bien techniques qu’artistiques. Depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, les pierres taillées, de manière plus ou moins précise (tesselles), positionnées selon les exigences de la création d’images et de motifs, ont connu leurs heures de gloire et nous ne sommes pas prêts à les ignorer. Même si les tesselles en pierre ont pu être remplacées par des « émaux » de verre, des « smalts » vénitiens ou d’autres matières, les techniques « classiques » de la mosaïque restent parmi les plus élaborées de la création artistique qui continue à ce jour encore à faire des émules.
Avant que la technique de l’opus tessellatum (pierres taillées/coupées) soit mise au point, à l’époque d’Aristote, de Philippe et d’Alexandre (IVe siècle av.J.-C.), les artisans macédoniens se sont servis de galets magnifiquement polis par les courants des rivières et les vagues de la mer. Sélectionnés selon leurs tailles et leurs nuances (allant du noir jusqu’au blanc en passant par divers tons de gris et de beige), ces galets ont été utilisés afin de créer des motifs géométriques ou phytomorphes et des représentations animalières et humaines d’une rare complexité. Les « mosaïques » de galets de Pella en Macédoine constituent probablement l’apogée de cette technique. Découvertes par les militaires français se trouvant à Salonique pendant la Grande Guerre, elles ont fasciné le monde passionné d’archéologie et les artistes friands de nouveautés. Ainsi, Jean Cocteau a essayé à Menton de créer des mosaïques similaires et a ainsi pris conscience que le simple fait de chercher et de s’approvisionner en galets « exploitables artistiquement » est un travail bien fastidieux.
L’opus sectile, autrement dit la taille de pierres à l’aide d’un petit marteau (marteline), aux dimensions préétablies par les artisans, est devenue, depuis le IIe siècle av.J.-C., la technique la plus courante pour réaliser des mosaïques sur les territoires de l’Empire romain. Les mosaïques pavimentaires de Pompéi (100 av.J.-C.), représentant les batailles d’Alexandre le Grand, celles des villas romaines aussi bien en Sicile qu’en Suisse, restent les preuves les plus parlantes de la parfaite maîtrise atteinte dans ce domaine par les artisans de l’époque romaine. En les analysant, on se rendra compte de combien leur perfection est due autant aux dimensions des tesselles qu’à la manière dont elles sont positionnées sur une surface afin de créer une décoration (géométrique, phyto et zoomorphe), une scène ou un portrait. La taille des micro tesselles a permis la réalisation de motifs extrêmement fins et d’ images aptes à provoquer l’illusion de la réalité palpable, ce qui était considéré l’ apanage uniquement de la peinture. En fait, à les regarder de près, l’observateur distinguera les tesselles comme l’on découvre aujourd’hui les pixels d’une image. En prenant du recul, la mosaïque fera apparaître des images de plus en plus nettes s’approchant des prouesses de l’« hyperréalisme » actuel. La chromatique naturelle des pierres est à son tour exploitée à fond. Apparaissent ainsi de nouvelles compétences et un métier à part entière – les scarpelli – qui permettront aux ateliers de disposer d’un large panels de dimensions et de couleurs. À l’époque romaine, les mosaïstes disposaient d’un nuancier d’environ 38 coloris. Dans l’Empire romain, vers le IIIe siècle ap.J.-C., les tesselles en verre vont élargir encore plus l’éventail chromatique arrivant à environ 68 couleurs et nuances. Dans toutes les provinces de l’Empire les artisans de la mosaïque vont décorer temples et maisons patriciennes, établissements publics et thermaux. Ils réussissent à codifier les différentes techniques en offrant des choix : l’opus regulanum, pour les mosaïques de pavement composées de tesselles disposées de manière visiblement régulière ; l’opus tessellatum et vermiculatum, pour la réalisation d’œuvres avec des tesselles de plus en plus réduites allant jusqu’à moins d’un centimètre disposées en rangées décalées ; l’opus musivum, utilisé pour le revêtement des murs en suivant les contours des motifs et, enfin, l’opus palladianum, si l’on souhaite réaliser des décorations à base de tesselles taillées de façon irrégulière librement disposées.
Avec l’avènement du christianisme au IVe siècle de notre ère, l’iconographie des pavements gréco-romains évoquant le quotidien et surtout la mythologie gréco-romaine, sera abandonnée en faveur de représentations dédiées désormais à la nouvelle religion « du Livre » qui, pour des raisons de visibilité et de lecture, quitteront les sol pour s’étaler sur les murs des églises au niveau des regards. Ceci a conduit à de magnifiques réalisations de mosaïque pariétale. Les représentations chrétiennes qui « montent » sur les murs et les coupoles, bénéficient de nouveaux matériaux comme les smalts vénitiens et les tesselles en verre à feuilles d’or. Les techniques s’affinent et la couleur finit par s’imposer, car les artisans affichent souvent un savoir-faire « impressionniste » avant la lettre. On peut admirer leur travail remarquable au VIe siècle dans les basiliques de Ravenne et de Parenzo (Poreč), de Daphni et de Thessalonique. Les commanditaires ne lésinent pas sur les moyens et les artisans vont utiliser pour parer le chœur des églises, en plus des tesselles et des émaux, des cabochons et l’incrustation de matières semi-précieuses comme la nacre et le corail. Le raffinement et la richesse dont disposait la cour impériale byzantine du temps de Justinien et de son épouse Théodora ont marqué durablement l’espace méditerranéen. Si à Constantinople a été édifiée la fameuse cathédrale Sainte-Sophie où l’on a découvert et restauré d’admirables mosaïques cachées après le XVe siècle par les conquérants musulmans, au tout début du deuxième millénaire, le pouvoir des Normands installé en Sicile sera commanditaire d’un grand nombre de mosaïques. Celles qui recouvrent l’intérieur de la cathédrale de Monreale, de la Chapelle Palatine à Palerme ou bien le chœur de l’église de Cefalù sont mondialement connues. Malgré les coûts considérables qu’entraine la réalisation des mosaïques, on continuera à faire appel à cette technique et à leurs maîtres. En 1225, les Florentins demandèrent que l’intérieur de leur Baptistère soit recouvert de mosaïques à la maniera graeca et, à la même époque, des mosaïques de cette même facture seront réalisées à Sainte-Marie-Majeure à Rome et sur certaines façades d’églises dont celle de Saint Fridien à Lucques, en 1340.
Si l’art de la mosaïque trouve sa source et sa vigueur plutôt en Italie qu’à « Byzance » comme l’on a eu tendance à le croire, l’art de la marqueterie de pierre pour décorer les pavements des édifices religieux chrétiens, grands et petits, fut l’apanage, au moins à ses débuts, des ateliers grecs. De Constantinople jusqu’à Venise et à Rome, les bâtisseurs d’églises ont déroulé sous les pieds des fidèles de vrais tapis de pierres choisies pour leur dureté (granit, basalte, porphyre …) et disposées suivant un très riche répertoire des motifs géométriques. Il est certain que ces figures et entrelacs auraient dû imposer à nos pas des trajets et des haltes symboliques dont nous avons perdu les clés de lecture. Les marqueteries en pierre et en marbre réalisées par l’atelier des Cosmas à Rome – à partir de modèles conçus à Constantinople, à Thessalonique et à Venise – ont été les coups d’envoi d’une vraie « mode » sinon d’un style désigné depuis comme « cosmatesque ». Ce savoir-faire et les motifs proposés connaîtront un réel engouement et de vraies réussites sont à signaler dès le XIIIe siècle à Rome, à Amiens et à Chartres, mais surtout à l’intérieur du Duomo de Sienne. La technique de la marqueterie « cosmatesque » s’applique aussi aux murs et aux autels, car par la qualité et le raffinement de cet art on arrivait à incruster des plaques de marbre et de pierre imitant le tissu.
À la Renaissance, à l’aide des micro tesselles, (mosaico minuto) on parvient à imiter la peinture, mais les coûts et les délais de réalisation sont à ce point dissuasifs que seul le Studio del mosaico rattaché à la Révérende Fabrique de Saint-Pierre au Vatican pourra encore se permettre d’en produire. L’art de la fresque dépassera dorénavant en nombre de commandes celui de la mosaïque. Pourtant, l’art de la marqueterie des pietre dure, grâce aux commandes des Médicis à Florence, continue à se développer en faisant connaître ses prouesses techniques et artistiques au-delà même des frontières occidentales de l’Europe. Dès la fin du XVIe siècle, le mariage de l’ébénisterie et de la marqueterie de pierres dures connaîtra un succès commercial retentissant. Les plateaux de table en pierres dures sont très prisés en particulier pour leurs magnifiques motifs floraux et animaliers. De nos jours, les meubles des châteaux enrichis de fines plaques de « pierres réfléchies », de « pierres à images ou paésines », les plateaux de table baroques réalisés à Florence, mais aussi en Angleterre et en Russie, sont recherchés par les grands musées et surtout par les marchands d’art car, lors d’enchères, peuvent atteindre des cotations et des prix faramineux. De nos jours, l’Opificio delle pietre dure (OPD) de Florence reste le centre le plus important du travail de la pierre dure et permet la restauration et l’entretien des œuvres historiques de haute qualité.
Pour décorer l’Opéra de Paris, le Sacré-Cœur ou la basilique dédiée à Sainte Thérèse de Lisieux – édifices qui, à la fin du XIXe siècle et au début du suivant, ont bénéficié d’un mécénat particulièrement généreux – les Français ont remis la mosaïque au goût du jour en renouant en quelque sorte avec les traditions de Ravenne et « byzantines ». Ainsi, la Manufacture des émaux de Briare, dans le Loiret, produit depuis 1849 une grande variété d’émaux et de tesselles de formes, de couleurs et de dimensions diverses qui facilitent ainsi la réalisation de projets prestigieux. Son très riche nuancier et ses innovations ont entrainé l’abaissement des coûts et favorisé une notable reprise de la mosaïque dans la décoration des architectures « Art nouveau ». Dans ce même esprit, pour « égayer » ses créations architecturales en béton, le « Moderniste » catalan Antoni Gaudi utilisera la technique du trencadis qui consiste à recouvrir des façades et le mobilier urbain de petits fragments de céramiques de couleurs très vives. L’idée sera poussée jusqu’à son paroxysme par Raymond Isidore – surnommé Picassiette – qui recouvre entièrement sa maison de Chartres de débris d’assiettes cassées. A n’en pas douter, la mosaïque trouvera encore sa place et un rôle à jouer.
CONCLUSION
L’Être humain cherche et invente depuis des millénaires des techniques qui puissent assurer durabilité et pérennité aux signes et aux représentations qu’il est capable de créer. Une des techniques les plus remarquables de ce dessein, a été et continue de l’être, la mosaïque et la marqueterie de pierres dures telles qu’elles ont été initiées dans l’espace méditerranéen et européen. De nombreux chefs d’œuvres et prouesses de cet art peuvent être encore admirés de nos jours.
Bibliographie : Mosaïque – Trésor de la latinité. Des origines à nos jours (sous la direction de H. LAVAGNE, E. de BALANDA, A. URIBE ECHEVERRIA), Ars Latina, 2000, ill., 630 p.
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Un commentaire
Jean-Michel BUCHOUD
Jul 03, 2023
Merci à André Paléologue pour cette magnifique conférence. Nous y avons parlé, entre autres, de cosmatesque en rappelant Gaudi ou la Maison Picassiette. Et à propos de cosmatesque, nous n'avons pas cité celle qui couvre les murs des longs couloirs du métro entre Cluny-La Sorbonne et Saint-Michel et que l'on doit à Claude Maréchal. Oui, la cosmatesque est à nos porte. Beaucoup de photos sur www.parisladouce.com "Mosaïques de Claude Maréchal", le terme mosaïque étant moins énigmatique de cosmatesque!