MUSÉE DE CLUNY
Jeudi 23 mars 1989
L’ancien hôtel des abbés de Cluny, les ruines des Thermes, les magnifiques collections du musée ; tel fut le programme offert aux membres du C.D.I. jeudi 23 mars.
Le musée de Cluny occupe deux bâtiments différents et juxtaposés : à l’ouest, les vestiges romains, en partie ruinés, les thermes de Lutèce, à l’est, l’hôtel particulier que se fit construire un des abbés de la célèbre abbaye de Cluny en Bourgogne.
Le monument romain est l’édifice antique le plus remarquable qui se soit conservé à Paris. Sa fouille, débutée au XIXème siècle, largement complétée après la dernière guerre, a été reprise depuis peu : elle doit permettre de préciser la datation de l’ensemble, ainsi que la destination de plusieurs de ses salles.
À l’heure actuelle, on identifie au moins deux palestres ; le frigidarium ou salle des bains froids, un caldarium, salle chaude.
Les abbés de Cluny, ayant acquis au XIVème siècle une des maisons qui s’élevaient dans les thermes depuis longtemps ruinés, eurent l’idée de se faire construire un plus somptueux logis ; adossé aux murs romains, l’Hôtel de Cluny se développe entre cour et jardin, avec une galerie ouverte, l’escalier principal, l’aile des cuisines et la chapelle.
Vendu comme bien national à la Révolution, l’hôtel fut loué en partie par un des premiers collectionneurs qui se soient intéressés au Moyen-Âge et à la Renaissance, Alexandre Du Sommerard, qui y présenta ses collections. Lorsque Du Sommerard mourut en 1842, l’État se porta acquéreur des deux monuments et des deux collections pour fonder le « Musée des Thermes et de l’Hôtel de Cluny » qui fut inauguré le 17 mars 1844.
En 1945, il fallut « décongestionner » un musée où s’entassaient quelque 22 000 objets de toute nature et de toutes époques.
Dans le monument romain et le monument gothique, il fut décidé de ne présenter que les pièces antiques et médiévales, tandis que les collections de la Renaissance sont montrées, depuis 1877, dans les salles du Château d’Écouen. La donation, en 1980, par la Banque Française du Commerce Extérieur, des 300 fragments découverts rue de la Chaussée d’Antin, provenant de Notre-Dame-de-Paris, a entrainé une nouvelle réorganisation.
La visite –
Nous partons directement dans la salle où on a reconstitué une « chambre de tapisserie », en exposant la tenture de la Vie Seigneuriale.
Elle appartient au groupe des ‘millefleurs’ à fond bleu sombre. Des silhouettes élégantes sont plaquées sur le fond de fleurs, réunies par la seule nécessité de la mise en scène, sans qu’aucun rapport réel ne les unisse, et que leurs regards se rencontrent jamais.
Dans une autre salle, sont regroupés des fragments sculptés provenant de Notre-Dame-de-Paris à la suite de découvertes fortuites des travaux de restauration de Viollet-le-Duc à Notre-Dame. Des témoignages, de toute la sculpture de la cathédrale depuis le milieu du XIIème jusqu’à celui du XIllème siècle sont ainsi réunis (portail Saint-Anne, restes des portails du Couronnement de la Vierge et du Jugement dernier, 21 têtes des 28 rois de Juda…).
Conservant en partie son aspect antique une troisième salle abrite des chefs-d’œuvre de la sculpture romane parisienne : les 12 chapiteaux de la nef de Saint-Germain-des-Près.
On trouve dans la salle suivante des témoins de la sculpture romane et gothique : le XIIème siècle est représenté par un autel en marbre entouré de six chapiteaux catalans, deux chapiteaux doubles du cloître de Saint-Denis et un pilastre de l’abbatiale de Cluny. Cette salle se distingue par la présence de chefs-d’œuvre de l’art gothique : quatre Apôtres sculptés sur l’ordre de Saint-Louis pour sa Sainte-Chapelle de Paris.
Notre guide nous conduit ensuite dans une rotonde construite pour les six tapisseries dites de la Dame à la Licorne. Il s’agit de « mille-fleurs », mais d’un type plus rare que celui de la vie seigneuriale : les personnages, debout sur une île bleu noir semée de plantes fleuries, composent de véritables scènes qui se détachent sur un fond rouge garni de fleurs et de feuilles arrachées entre lesquelles s’ébattent des animaux ou volent des oiseaux. Dans chaque tableau, une dame somptueusement vêtue, le plus souvent accompagnée d’une suivante, se tient entre un lion et une licorne qui portent presque partout — mais en nombres différents — des étendards armoriés.
On reconnaît les allégories des cinq sens : la vue, l’ouïe, le goût, l’odorat, le toucher. La dernière scène représente, devant une tente, la dame qui dépose des bijoux dans la cassette présentée par sa suivante, en un geste que l’on peut interpréter comme le refus d’obéir à ses sens.
Les six tapisseries ont été faites à la fin du XVème siècle,
Nous passons dans une salle renfermant l’essentiel des collections d’orfèvrerie du musée. Ces collections couvrent à la fois l’Antiquité et la totalité du Moyen-Age :
Avant d’atteindre la chapelle, nous passons dans une salle où est présenté le devant d’autel d’or provenant du trésor de la cathédrale de Bâle.
Croix d’un trésor wisigoth, rose d’or provenant du trésor de la cathédrale de Bâle, bijoux et monnaies d’or d’époque gauloise, objets de parure vestimentaire, pièces d’usage liturgique, collection d’émaux méridionaux…
La chapelle de l’Hôtel de Cluny vaut surtout par la qualité architecturale, qui en fait un chef-d’œuvre de l’art flamboyant.
Notre visite se termine là. Bien sûr, nous n’avons pu tout voir en 1 h 30. Encore un musée où il faut retourner.
ANNEXE D’E. BRICHARD
LA TENTURE DE « LA DAME À LA LICORNE »
Encore une fois on ne dira jamais assez tout ce que la conservation du patrimoine artistique doit à Prosper Mérimée qu’il est de bon goût dans certains milieux de dauber, voire de mépriser.
Château de Boussac, juillet 1841 : « Il y en avait autrefois. plusieurs autres, plus belles me dit le maire, mais l’ex-propriétaire du château. les découpa pour en couvrir les charrettes et en faire des tapis. On ne sait ce qu’elles sont devenues… Cinq des six tapisseries sont en fort bon état, la sixième est un peu mangée par les rats… Ne pensez-vous pas qu’il y aurait lieu de les acheter pour la Bibliothèque Royale ?…
L’histoire de la tenture depuis la découverte de Mérimée — démarches, acquisition, restauration — est déjà un roman, auquel participe d’ailleurs George Sand. Mais que dire des innombrables études sur son origine qui ont été consacrées à la Dame à la Licorne et dont certaines relèvent de l’imagination la plus débridée. Citons une des plus connues : le frère du Sultan Bajazet fut conduit sur l’ordre de Pierre d’Aubusson à Bourganeuf où il aurait apporté parmi ses « turqueries » la tenture. Citons, aussi et surtout, celle qui veut y voir devant l’insistance avec laquelle sont répétés et ordonnés les blasons : « De gueules à la bande d’azur chargée de trois croissants d’argent » montrant le symbole de l’ascension d’une famille lyonnaise, les « Le Viste » à la fin du XVème siècle.
Et restons à cette origine puisque nous retrouvons vers 1660 à Boussac, chez les Le Viste — si le jeu des héritages reste hypothétique — l’identité probable du commanditaire Jean Le Viste entre 1484, date à laquelle il hérite des armes de la famille, et 1500, année de sa mort.
Reste encore l’interprétation des six scènes de la tentures et la recherche de la signification des symboles :
si l’origine est celle des « tapisseries turques », on repense à Bajazet et à son frère le prince Zizine exilé à Bourganeuf. (Il y a les croissants, mais il y aura aussi les croissants de Diane de Poitiers à Anet).
. la dame a pu être considérée comme La Vierge et la licorne, le Christ.
. c’est un hommage à Marguerite d’York, l’une des héroïnes de la « Guerre des Deux Roses ».
. On en a donné aussi une interprétation alchimique.
Il s’agit cependant, d’après l’opinion la plus répandue, de la représentation des cinq sens : – le goût avec la jeune fille au drageoir, – l’odorat où un singe respire une rose, – l’ouïe où la Dame joue de l’orgue, – le toucher où elle caresse la corne de la licorne, – la vue où elle tient un miroir.
– il pourrait s’agir des âges de la vie : l’enfance, l’adolescence, l’âge adulte, celui de la méditation où de la science, celui de la maîtrise et de la plénitude de l’âme. Mais dans ces deux cas comment introduire la sixième tapisserie « A mon seul désir » ?
. on pense aussi à une déclaration d’amour de l’amant (la licorne) à une fiancée particulièrement heureuse et enviable : « À mon seul désir », que l’on a comblée de toutes les joies et de toutes les richesses. Cela n’est pas sans rappeler la Tapisserie-Décoration que l’on a vue lors de notre visite aux Hospices de Beaune : « A ma seule étoile » (étoile étant signifiée ★ )
. mais que viennent faire alors dans ce schéma les armoiries qui apparaissent :
– une fois, dans la Vue
– deux fois, dans l’Ouïe
– trois fois, dans le Toucher et « mon seul désir »
– quatre fois, dans le Goût
– cinq fois, dans l’Odorat.
Ce qui est indiscutable, c’est que l’on est en présence d’une œuvre construite et dont le sens profond nous échappe, comme sont des œuvres construites les peintures de Lascaux, et comme les raisons de leur agencement nous échappent. Ici et là les mots de « décoration » où de “disposition spontanée » ne conviennent pas.
Il y a donc encore beaucoup de choses à découvrir à Cluny, d’où le rôle des visites « téléguidées » dont je vous ai déjà parlé et dont je vous reparlerai car la Dame à la Licorne avec son regard pensif et ses lèvres closes garde ses secrets. La Dame à la Licorne, la Dame et la Licorne.