Thèmes: Art, Civilisation, Histoire Conférence du mardi 17 mars 2009
Par Marie-Laure Ruiz-Maugis, historienne d’art et conférencière des monuments nationaux
La ville iranienne d’Ispahan, qui a conservé plus que d’autres le charme de son passé, fut autrefois appelée « moitié du monde ». Elle a été capitale aux XIe et XIIe siècles sous la dynastie des Seljoukides mais c’est surtout sous les Safavides (1501-1736) que la ville a connu un développement extraordinaire. Le shah Abbas avait conçu un plan d’urbanisme, centré sur une place centrale (la place du roi) qui donnait sur les principaux monuments, mosquées et palais. La ville était également célèbre pour ses pavillons de réception et ses jardins. A partir du XVIIe siècle, Ispahan est devenue un très grand centre des arts décoratifs et des sciences.
Située sur un grand plateau au centre de l’Iran, à 1 500 mètres d’altitude, Ispahan s’est développée à proximité d’un massif montagneux et en bordure du fleuve Zayandeh rud (« rivière qui donne la vie »). Elle se trouve au centre de routes qui traversent l’Iran du nord au sud et d’est en ouest, de routes commerciales reliant la Chine et la Turquie, le Golfe Persique et la Russie. C’est une position stratégique économiquement. Par ailleurs, elle est entourée de terres fertiles et bénéficie d’un climat plus frais l’été grâce à son altitude, et l’eau y coule en abondance. Tous ces éléments ont été déterminants dans le développement et le maintien de cette ville comme grand centre urbain.
L’essor sous les Seljoukides
Sans connaître précisément la date précise de sa fondation, on pense qu’Ispahan fut l’une des premières villes construites sur le plateau iranien. D’abord nommée Aspadana, dont l’existence est attestée par des sources achéménides (qui ont régné sur 6e au 4e siècle avant JC), Ispahan a par la suite été le centre d’une des provinces de l’empire sassanide (224 – 651). En 644, les troupes arabes conquièrent Ispahan. Au VIIIe siècle, sous les Abassides (la deuxième dynastie musulmane, qui a fondé Bagdad), la ville connaît un développement plus important : construction des premières mosquées, établissement d’un bazar… A partir de 935, la dynastie bouyide (des chiites), qui met sous tutelle les califes de Bagdad, s’empare d’Ispahan. Ils entreprennent de fortifier la ville pour en faire le centre politique de leur territoire.
Au XIe siècle, la ville est envahie par les Seljoukides, des Turcs convertis à l’islam, qui dominèrent la région de Samarcande avant de s’imposer sur la Mésopotamie à partir 1055. La guerre contre les Bouyides provoque des destructions à Ispahan. Le roi seljoukide, Malik Shah, entreprend de reconstruire la ville et d’en faire sa capitale. Et son grand vizir Nizam al-Mulk donne une grande impulsion scientifique et artistique à la ville. De cette époque subsiste l’un des plus beaux monuments religieux en Iran, la Mosquée du vendredi. Cette mosquée à l’architecture complexe a été appelée par André Godard, ancien directeur archéologique d’Iran et du musée national d’Iran, « mosquée kiosque », car c’était à l’origine une mosquée largement ouverte sur trois côtés. L’édifice à coupoles a été inséré dans un édifice beaucoup plus grand datant des Bouyides. On est ensuite passé, à partir du XIIe siècle, d’une mosquée de type arabe (une cour, des arcades qui entourent trois côtés, une salle de prière très simple) à une mosquée de type persan, à quatre iwans (vastes porches ouverts). Les Seljoukides ont su tirer partie de la maçonnerie en brique qui a fourni la matière première à un décor très varié, à l’extérieur comme à l’intérieur.
Le renouveau grâce aux Safavides
En 1244, Ispahan est reprise par les Mongols et ce n’est qu’au XIVe siècle que va s’opérer un redressement sensible. Mais, en 1387, la ville est mise à sac par Tamerlan, qui ordonne de châtier les habitants d’Ispahan pour s’être rebellés contre ses collecteurs d’impôts. Il exige le massacre de la population masculine et fait ériger des têtes coupées devant la ville. Un historien, témoin de l’exécution, rapporte qu’on recueillit 70 000 têtes, alors même que la population était de 100 000 habitants. Il faudra un siècle pour que la ville se relève de ce dépeuplement, grâce aux Safavides qui en firent leur capitale. Ils imposent leur religion, le chiisme duodécimain, comme religion d’Etat dans un pays jusqu’alors à dominance sunnite. Ce ferment politique va créer une unité contre les ennemis sunnites que sont les Ottomans à l’ouest et les Turkmènes ouzbek à l’est. Le règne du shah Abbas Ier, de 1587 à 1629, marque l’apogée de la puissance safavide. Il fait expulser les Ottomans d’Azerbaïdjan et renforce le contrôle des Persans sur le Caucase oriental et le Golfe Persique. Par ailleurs, il noue des contacts politiques et commerciaux avec l’Europe.
Le shah Abbas Ier conçoit lui-même les plans de sa capitale, il veut qu’elle éblouisse les Occidentaux. Il déplace le centre économique, politique et religieux vers le fleuve, et conçoit une avenue d’apparat avec quatre jardins orientés nord-sud formant un axe large de 70 mètres et long de plus de trois kilomètres, qui descend en pente douce vers le fleuve. De part à d’autre de cet ensemble s’élèvent des palais et des pavillons entourés de jardins. A l’est de cet axe, le cœur de la nouvelle ville était une immense place rectangulaire, le meydan-e-shah (place du roi), utilisée aussi bien pour les cérémonies officielles que pour les fêtes, les tournois de polo ou les exécutions capitales. A l’occasion d’une deuxième phase de construction, achevée en 1602, la ville a été transformée à des fins commerciales en édifiant, sur la place, des boutiques sur deux étages. Pour inciter les commerçants à quitter l’ancien centre-ville, ces boutiques étaient louées à bas prix. Sur cette place, on trouve les principaux monuments construits sous Abbas Ier : l’entrée du bazar au nord, la mosquée du shah au sud, la mosquée du cheikh Lutfallah à l’est, et le palais Ali Qapu (« la sublime porte ») à l’ouest. Avec ses huit hectares, le meydan était plus vaste qu’aucune place en Europe et impressionnait (et impressionne toujours) les visiteurs occidentaux, frappés par la splendeur et le raffinement des lieux. Les ponts d’Ispahan sont également des chefs d’œuvre de génie civil. Le monumental pont Khaju, construit sous les ordres de shah Abbas II en 1650, repose sur une plate-forme de pierre sous laquelle on a creusé des écluses. Au milieu de ce pont de 105 mètres de long, à deux niveaux, se trouve une large voie de circulation et, au centre, un pavillon octogonal coupé en deux. Les arcades constituent toujours un lieu de promenade très fréquenté, surtout l’été.
Un centre des arts décoratifs
Dans le dernier quart du XVIe, une transformation rapide de l’art iranien se produit, qui s’accentue sous le règne de shah Abbas Ier. Elle touche tous les arts décoratifs, à commencer par la miniature. En 1602, l’atelier royal de peinture est transféré de l’ancienne capitale Qazvin à Ispahan. De nombreux peintres font le déplacement et, parmi eux, celui qui imposera son style au règne de shah Abbas, Reza Abbassi. L’œuvre de ce grand peintre persan de l’ère safavide est marquée par un certain maniérisme, avec des figures idéalisées, aux lignes sinueuses, des poses langoureuses. Et la page d’album isolée se développe au détriment de la peinture de manuscrits. Après le règne de shah Abbas Ier, l’influence occidentale se fait ressentir. Son successeur, Abbas II, est amateur de peinture et emploie dans ses ateliers des peintres venus d’Europe, notamment des Hollandais. D’un autre côté, des échanges se font avec l’Inde moghole. Ces mélanges donnent une peinture nourrie de naturalisme.
Ispahan est un centre majeur d’artisanat iranien. On y trouve aussi bien de la céramique, des pièces de vaisselles somptueuses destinés aux banquets royaux que du textile – la période safavide est l’apogée du textile en Iran.
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