Thème: Histoire Economie Mardi 10 Février 2015
LA ROUTE DE L’AMBRE
par Monsieur André Paleologue, docteur en histoire et expert consultant auprès de l’UNESCO
Au cours de l’histoire les routes commerciales ont joué un rôle important tant économiquement que culturellement. Parmi les plus célèbres routes qui reliaient divers points d’Europe d’Est en Ouest et du Nord au Sud, sont à mentionner : la via Regia (allant de Kiev à Reims et de là jusqu’à Compostelle), la via Francigena (de Grande Bretagne à Rome), la via Egnatia (de Rome à Constantinople) et bien d’autres. Rappelons, également, que de l’Antiquité au Moyen-âge, le commerce nord-sud fut assuré aussi par la via Imperium en traversant le Saint Empire romain-germanique de Riga, Könisberg, de Gdansk et de Hambourg ou bien de la Baltique et de la Mer du Nord à Gênes, Venise et Rome. L’ambre de la Baltique – matière qui a fasciné le monde car on lui prêta de nombreuses vertus et qualités esthétiques – fut acheminé sur ce dernier trajet mentionné et qui, pendant des siècles, fut connu comme la «Route de l’ambre».
L’ambre est une oléorésine fossile formée à l’âge du tertiaire. Bien que minéralisé, l’ambre est utilisé comme une gemme au même titre que les perles, la nacre ou l’ivoire. Bien souvent des morceaux d’ambre renferment des insectes ou des végétaux vieux de plusieurs millénaires, faisant de cette matière un porteur de mémoire géologique.
L’attrait pour l’ambre date de l’Antiquité. Ainsi, Thalès (en 600 av. J-C.) le surnomma « l’or du Nord » et découvrit ses propriétés «électrostatiques». L’ambre est associé à l’immortalité comme le témoigne le breuvage des Dieux grecs composé d’ambre. Mais l’ambre ne fascinait pas que les Grecs. On a trouvé des statuettes d’ambre dans les pyramides égyptiennes et dans les tombeaux étrusques, phéniciens et chaldéens. Pus tard, les gladiateurs romains en portaient pour ne pas mourir dans l’arène, et les femmes romaines en gardaient sur elles car l’ambre symbolisait la jeunesse éternelle. Les Arabes en font une mixture aux pouvoirs aphrodisiaques croit-on et, au Moyen-Age, les Vikings attribuaient leur invincibilité à l’ambre qu’ils plaçaient dans leur armure avant le combat.
Cette fascination aux cours des siècles a engendré une forte demande des pays du sud de la Méditerranée, et par conséquent la «route de l’ambre» deviendra l’une des plus importantes voies de commerce du Moyen-âge.
L’ambre auquel on a prêté tant de qualités est aussi très prisé pour son potentiel artistique. A part les parures souvent somptueuses, de très nombreux objets et meubles furent plaqués d’ambre. Un des plus célèbres exemples fut la «Chambre» entièrement recouverte de fines lamelles d’ambre – cadeau royal offert par Frédéric-Guillaume Ier de Prusse à son épouse pour embellir l’intérieur de son château situé non loin de Berlin (Charlottenbourg). Plus tard, cette «chambre d’ambre» fut offerte au tsar Pierre Ier de Russie, mais ce fut Catherine la Grande qui en hérita et la fit installer dans son palais d’été de Tsarkoie Selo. Durant la seconde Guerre mondiale, les Nazis la feront démonter, mais les caisses signalées pourtant à Königsberg, disparaitront à jamais après l’occupation de la ville par l’Armée rouge. A la fin du XXème siècle, soucieux de montrer leur bonne foi quant à cette disparition, les Russes réaliseront à grand frais une réplique à l’identique de ladite «chambre» qui sera installée en grande pompe au palais de Tsarkoie Selo en 2003.
Actuellement, les gisements d’ambre les plus importants se situent en République Dominicaine, mais l’ambre de la Baltique reste le plus prisé car de meilleure qualité. Il est en outre, bien plus clair et transparent que l’ambre translucide et foncé de Méditerranée ou des mines des Carpates et de Sibérie. De nos jours, les riverains de la Baltique surnomment encore l’ambre « les larmes des oiseaux de mer ». On trouve l’ambre sur les plages après les tempêtes et certains morceaux peuvent atteindre plusieurs kilos.
Le centre de travail de l’ambre le plus prestigieux est Gdansk en Pologne où de nombreux ateliers réalisent objets et meubles plaqués d’ambre, pour certains, très onéreux destinés, pour la plupart, aux riches émirs du Moyen Orient.
Si l’ambre est ramassé sur les bords de la Baltique, au Moyen-Age et durant la Renaissance le centre de commercialisation se trouve à Venise, raison pour laquelle des routes se sont dessinées surtout à travers le Saint Empire romain-germanique. Les deux principales routes du commerce de l’ambre sont la route «germanique» et la route «slave». La première, bien que plus longue et difficile car il faut traverser les sommets alpins, fut considérée plus sûre que la route qui traverse les contrées slaves. Le commerce de l’ambre fut si important que les chevaliers teutoniques eurent la tâche de protéger les marchands et les cargaisons lors de leurs acheminements des villes hanséatiques à la Méditerranée. Les grands centres de départ de l’ambre correspondent avec les principaux ports de la Ligue de la Hanse. La baie de Riga ainsi que celle de Courlande en fournissent encore de grandes quantités. Sous protectorat français après le Traité de Versailles, cette région de la côte lituanienne (Memel) accueillera un des plus intéressant Musée dédié à l’ambre (Palanga) qui se visite encore.
Tout au long des «routes de l’ambre» furent érigés des châteaux-forts qui servaient de haltes et de «coffres forts» aux caravanes commerciales. De nombreuses villes connurent pour cette raison de beaux développements économiques et culturels. Une de ces villes – étape obligatoire – fut Torun (Pologne), ville natale de Copernic. Une autre grande ville sur cette route est Poznań, ville qui joua, par ailleurs, un grand rôle dans l’histoire polonaise. En effet, c’est à Poznań que se convertit au christianisme Mieszko Ier en 966 faisant ainsi entrer la Pologne dans la chrétienté romaine.
En continuant la route nous arrivons à Wroclaw (Breslau), ville qui donna au monde scientifique ni plus ni moins de dix prix Nobel. Cette richesse de savoir est surement due au fait que cette ville aujourd’hui polonaise se trouvait au carrefour des deux grandes routes commerciales, la Via Regia et la «Route de l’ambre». Elle devint ainsi un foyer d’échanges culturels et de savoir grâce au commerce qui a pu engendrer ici la richesse économique nécessaire au développement d’un enseignement de qualité. La ville suivante est Dresde (Allemagne) la ville d’Auguste le Fort, roi de Saxe et de Pologne qui, au XVIIIe siècle, ne se contentant pas uniquement de commercialiser l’ambre en tant que matière première lui accorda la «valeur ajoutée» de l’art. C’est ainsi qu’il fit venir à Dresde nombre d’artisans et d’ouvriers spécialisés qui enrichirent de chefs d’œuvres le célèbre trésor des rois de Saxe de la Grünes Gewölbe (La voute verte).
De Dresde on arrive à Leipzig, la ville de Bach, mais aussi celle d’Hahnemann fondateur de l’homéopathie qui, on le sait aujourd’hui, a beaucoup étudié la pharmacopée liée à l’ambre. Poursuivant la route vers le sud, on trouve la ville de Zwickau qui, dès le XIIIème siècle, fut une des plus grandes Ecoles de latin (Latinschule) du monde germanique, langue «internationale» du Moyen-âge indispensable à l’époque, entre autres, pour toute négociation. Les étapes suivantes du commerce de l’ambre sont Nuremberg et Augsbourg – fiefs de la famille des banquiers Fugger grands mécènes qui ont soutenu dans ces villes l’épanouissement des arts et de l’artisanat de la meilleure qualité. La suite de la route est difficile car il faut franchir les Alpes par le col de Brenner pour arriver à Vérone et de là à Venise ou à Gênes. Bien souvent les caravanes firent appel à l’aide et à la protection des bergers tyroliens pour arriver à bon port.
La route «slave» de l’ambre débute à Wroclaw (Breslau) en Pologne et descend vers la Bohême en République tchèque d’aujourd’hui. Il s’agit d’une vieille route tracée par les Romains pour investir les territoires germaniques mais qui ne fit pas fortune. Une première halte sera Kłodzko – ville franche directement attenante à la famille des Habsbourg qui, pendant des siècles, autorité suprême de l’Empire romain-germanique, s’est enrichi y compris avec le commerce de l’ambre et les taxes afférentes. La route se poursuit ensuite en Hongrie et en Slovaquie en passant par Brno (Bruna), Sopron (Scarbantia), Szombathely (Savaria) et Bratislava (Presbourg) en croisant d’autres routes commerciales. Si l’on pouvait bifurquer grâce au Danube vers l’Est ou vers l’Ouest, la «Route de l’ambre» se poursuivait vers le sud jusqu’à Ljubljana (Laibach) capitale de la Slovénie qui n’est pas prête d’oublier qu’elle fut le chef-lieu des «Provinces illyriennes» pendant l’Empire napoléonien. De là, on arrive à Aquilée – ancienne Patriarchie et haut lieu de la spiritualité chrétienne des premiers siècles – avant d’atteindre Venise située à environ 80 kilomètres. On constatera ici que le commerce des chapelets en ambre est encore aujourd’hui aussi juteux que jadis.
Arrivé à Venise, sa destination finale, l’ambre est particulièrement prisé. La preuve est que l’on trouve dans le trésor de la basilique Saint Marc de nombreux ouvrages et ex voto qui utilisent cette matière. Par exemple, un magnifique relief de la «Nativité» (XVIIe) emploie l’ambre foncé de Basilicate ou des Carpates pour représenter les personnages terrestres et l’ambre claire et dorée de la Baltique, pour représenter les anges et les symboles divins.
A remarquer, par ailleurs, que de prestigieux verriers de Venise réalisent encore aujourd’hui des colliers et des bijoux en intercalant des morceaux d’ambre aux perles de verres multicolores de Murano. Il s’agit d’œuvres d’une valeur exceptionnelle bien connues de ceux qui peuvent se les procurer.
Venise sait combien elle est redevable à l’ambre de la Baltique. On n’oubliera jamais de souligner que les documents attestent le fait que les reliques de saint Marc, «translatées» depuis Alexandrie (Egypte) par les marchands vénitiens, ont été rachetées avec «l’or de notre monnaie et l’ambre transparente comme les larmes de notre Seigneur».
Conclusion
Le commerce de l’ambre a permis de nombreux échanges culturels au sein de l’Europe et l’enrichissement des villes situées le long de ces routes préférentielles qui ont traversé, tout particulièrement, le territoire du Saint Empire romain-germanique. Même si l’ambre n’a pas autant de qualités qu’on lui en a prêtées au cours des siècles, cette noble et mystérieuse matière continue à être travaillée et prisée selon des traditions et un savoir-faire qui font la fierté de notre civilisation européenne.
ROUTE DE L’AMBRE (toponymes mentionnés lors de la conférence)
PLAGES DE LA BALTIQUE (all: OSTSEE, pol: Morze Baltyckie, lit: Baltjos jüra)
RIGA (let: Rīga) LV
KLAIPEDA (all: MEMEL) LT
PALANGA (all: POLANGEN) LT
NIDA (all : NIDDEN) LT
KALININGRAD (Калининград), (all: KOENISBERG, pol : Królewiec, lit: Karaliaučius) RU
GDANSK (all: DANTZIG, fr: Dantzig ou Dantzick) PL
MALBORK (all: MARIENBOURG) PL
TORUN (all: THORN) PL
POZNAN (lat: Posnania, all: POSEN) PL
WROCLAW (lat: Vratislavia, all: BRESLAU) PL
ZGORZELEC (all: GÖRLITZ, sorabe: Zhorjelc) PL
LEIPZIG (sorabe: Lipsk ou Leipsick) D
ZWIKAU D
NURENBERG (all: NÜRNBERG) D
AUGSBURG (lat: Augusta Vindelicorum) D
INSBRUK (lat: Innsprugg) A
COL DU BRENNER A
VERONA (fr: VERONE) VENEZIA (fr: VENISE) GENOVA (fr: GENES) I
KLODZKO (tch: KLADSKO, all: GLATZ) PL
OLOMUC (lat: Eburum, all: OLMÜTZ) CZ
BRNO (lat: Bruna, all: BRÜNN, yid : ברין) CZ
SOPRON (lat: Scarbantia, all: ÖDENBURG) HU
SZOMBATHELY (lat: Savaria), all: STEINAMANGER) HU
BAD DEUTSCH-ALTENBURG (lat: Carnuntum) A
BRATISLAVA (all: PRESSBURG, hong: POZSONY, fr. PRESBOURG) SK
LJUBLIANA (lat: Colonia Iulia Aemona, all: LAIBACH, it: Lubiana, fr: Lubiana) SL
AQUILEIA (fr: AQUILEE, slov: OGLEJ, all: Aglar) I
VENEZIA (fr: VENISE, all: Venedig) I