Thème: Economie, Histoire, Sciences, Société Conférence du mardi 15 mars 2022
Par Jean-Marie RÉVEILLÉ, ingénieur, ancien expert acousticien chez Renault.
INTRODUCTION
La locomotive à vapeur est avant tout un très bel objet qui apparaît dans de nombreux tableaux de maîtres et des milliers d’affiches publicitaires, elle a aussi sa place dans la littérature et le cinéma. Par ailleurs, depuis 1946 et jusqu’en 2014, était décerné chaque année le prix Emile Schefer qui récompensait la meilleure œuvre de l’année représentant un sujet ferroviaire et bien souvent il s’agissait d’une locomotive de par son esthétique.
Le train à vapeur a considérablement modifié la mobilité de l’Homme et va de pair avec la conquête de nouveaux territoires comme l’Ouest américain ou la Sibérie. Il a également eu un énorme impact aussi bien économiquement que socialement. Au fil des décennies le chemin de fer va devenir un élément familier de nos paysages urbains et ruraux.
I – Bref historique.
C’est au Royaume-Uni, au début du XIXe siècle, que commence la saga du chemin de fer. La première locomotive à vapeur fut construite par Richard Trevithick (1771-1833) dès 1804. Le 27 septembre 1825 était inauguré le chemin de fer de Stockton à Darlington, première ligne ouverte au transport de passagers. La locomotive était la Locomotion de George Stephenson.
En 1827, l’ingénieur français Marc Seguin met au point la chaudière tubulaire qui permet de quasiment décupler la puissance des machines. Cette technique équipe les locomotives de la ligne reliant St-Etienne à Andrézieux, première ligne de chemin de fer en France.
En 1829, George Stephenson inscrit son nom dans l’histoire quand sa Rocket, s’impose lors du concours de vitesse de Rainhill sur la ligne Liverpool-Manchester. Les lignes de chemins de fer se développent aussi bien en Grande-Bretagne que dans le reste de l’Europe. En France, dès 1833, le plan Legrand trace autour de la capitale les grandes lignes en étoile qui vont confirmer la géographie économique et sociale du pays. En 1859 les lignes sont réparties en six grandes compagnies mais seront réunies avec la création de la SNCF en 1938.
Bien que la traction électrique soit à l’étude dès les années 1880 et utilisée dès les années 1900, c’est la traction diesel qui entraîne la disparition de la traction vapeur là où l’électrification ne semble pas rentable. En France, la dernière locomotive à vapeur a été construite en 1953 et le train à vapeur cesse de circuler au début des années 1970. Les 4 locomotives du Brienz Rothorn en Suisse sont sans doute les plus récentes, fabriquées entre 1992 et 1996. Toutefois, dans certains pays disposant de grandes ressources en charbon comme l’ancienne RDA , l’Afrique du Sud ou la Chine, on utilise encore la traction à vapeur jusqu’à la fin du XXe siècle voire jusqu’à nos jours pour certains tronçons chinois.
On peut également mentionner le fait que le train à vapeur a permis une mobilité jamais atteinte jusqu’alors par l’Homme permettant l’exploitation de larges territoires encore inexploités. La machine à vapeur a aussi mis fin à l’esclavage car la force de travail des machines remplace celle des esclaves. La mécanisation réduit la nécessité de main d’œuvre. La production de biens s’accroît considérablement engendrant une forte croissance de l’économie mondiale et du niveau de vie des habitants des pays industrialisés. Dans la première moitié du XXe siècle, les classes ouvrières obtiennent les premiers congés payés et les loisirs se développent grâce à cet essor économique. A ces aspects positifs il faut toutefois opposer la pollution croissante due aux transports et particulièrement la machine à vapeur.
II – La locomotive à vapeur.
La locomotive à vapeur est une machine consommant beaucoup d’énergie (2 tonnes de charbon pour 100 km pour une 231H de 3000 cv par exemple) et ayant un rendement très faible (entre 2 et 5% au maximum), et qui pollue énormément, elle rejette du CO2, du CO, des NOX oxydes d’azote, des cendres et contient de l’amiante. De plus elle est sale, bruyante et relativement lente pourtant elle fascine. Les locomotives portent de jolis noms très évocateurs comme la Mikado, la Mountain ou la Pacific pour ne citer que les plus utilisées et elles sont conçues et décorées avec soin.
La locomotive à vapeur exige un entretien régulier important et contraignant : chargement du combustible et de l’eau, graissage des parties mobiles, mise en chauffe et attente de la mise en pression (plus de deux heures), nettoyage du foyer, ramonage de la boîte à fumées, vérification des essieux et graissage et l’évacuation des boues et des scories accumulées au point bas de la chaudière. Ces manœuvres sont si importantes et particulières à chaque modèle que jusqu’à l’arrivée des machines standardisées, une équipe, composée d’un chauffeur et d’un mécanicien, restait liée à une machine sur une longue période.
D’un point de vue technique la locomotive se compose de trois parties principales : le véhicule roulant qui se compose du châssis, des organes de suspension et des roues ; du foyer qui chauffe la chaudière et la chaudière qui produit la vapeur et enfin du moteur à vapeur qui transforme le travail de la vapeur en force motrice sur les essieux.
Comme tout objet technique, la locomotive à vapeur a fait l’objet de plusieurs modifications et de nombreuses recherches pour améliorer ses performances. Ainsi, plusieurs prototypes, tous abandonnés, ont été construits dont certains avec des pistons rapides ou des turbines pour ne pas avoir recours aux bielles d’accouplement.
Si au fil des décennies les ingénieurs ont apporté des améliorations techniques permettant la fabrication de la Mallard de sir Nigel Gresley , titulaire du record mondial de vitesse d’un train tracté par une locomotive à vapeur atteignant 203 km/h en 1938, le souci de l’esthétique a été permanent surtout sur les machines tractant des trains de voyageurs. On cherchait à obtenir une belle silhouette avec de belles symétries, à cacher certaines parties mécaniques et à styliser d’autres comme les bielles ou les roues, on dessine une tuyauterie esthétique, on maquille grâce à la peinture et aux divers vernis et on ajoute des accessoires comparables à des bijoux (cloches, colliers, pièces chromées, etc.). Certains posent des signes nationaux distinctifs et on cherche aussi à créer un beau sifflet et une bonne odeur. Le souci de l’esthétique est si important que parfois c’est au détriment du confort de conduite. Aux Etats-Unis c’est différent car les distances sont très grandes et les trains traversent parfois des zones arides par conséquent les conducteurs bénéficient d’une cabine confortable avec un siège et la climatisation.
Parmi les plus belles locomotives on peut citer la 231 E surnommée la Chapelon en l’honneur de l’ingénieur français André Chapelon, la 232 U surnommée la Divine produite à quelques exemplaires uniquement, la 230 K Est qui présente un carénage et une peinture bleue rehaussée par des bandeaux en aluminium inox est mentionné dans certains articles, ce qui lui vaut le surnom de « La baleine ». Enfin on peut évoquer la locomotive du plan Marshall fabriquée à 1340 exemplaires, la 141 R et qui a été utilisée durant les trente glorieuses, c’est la dernière locomotive à vapeur de la SNCF qui effectue un service commercial en 1974. Elle ne sera abandonnée qu’en 1969, non c’est incompatible avec la date de 1974. On peut dire que la vapeur a décliné fortement à partir de 1969..
Aux Etats-Unis le chemin de fer a joué un rôle essentiel dans la conquête de l’Ouest et la création de nouvelles villes. La taille du pays impose des moyens de transport efficaces c’est pourquoi le réseau s’est rapidement développé. La plus puissante locomotive du monde est américaine, c’est la Big Boy 240 qui pouvait rouler à 128 km/h et pouvait tirer jusqu’à 4000 tonnes. En comparaison, la locomotive européenne la plus puissante, la 241 P, ne peut tracter que 800 tonnes. Commentaires: Pas exactement car elle tracte uniquement des voyageurs, il existait la 150 P et à la limite les 150 X et Y qui pouvaient tracter des marchandises sans doute au moins 1500 tonnes. Les Etats-Unis préfèrent les moteurs deux cylindres car s’ils consomment plus ils sont plus fiables et donc mieux adaptés aux longues distances. Les Américains ont aussi essayé de fabriquer des triplex avec six cylindres mais cela a été vite abandonné du fait de la lenteur de ces locomotives.
Les locomotives à vapeur sont si belles que certaines ont été rénovées et sont exposées dans les musées ou dans des gares comme c’est le cas en France dans le musée « Cité du train » de Mulhouse, le plus grand musée ferroviaire d’Europe. On trouve environ 80 locomotives à vapeur en France, 170 en Grande-Bretagne et une trentaine en Allemagne. Par ailleurs, aux Etats-Unis 154 locomotives à vapeur sont préservées en état de marche en 2022.
III – La locomotive à vapeur : un phénomène culturel.
De par son esthétisme la locomotive à vapeur est entrée dans les différents arts et connaît un véritable culte notamment au Japon qui s’étend à tous les types de transports ferroviaires.
Les peintres impressionnistes ont mis en valeur la locomotive à vapeur dans de très nombreux tableaux comme ce fut le cas de Claude Monet (1840-1926) auteur des œuvres « Train dans la neige », « La gare St-Lazare » ou « Pont de l’Europe » entre autres, de Camille Pissarro (1830-1903) ou Edouard Manet (1823-1883) qui peint « Le chemin de fer » en 1870 et même Vincent Van Gogh. Il faut dire que si les peintres du XIXe siècle ont pu se rendre aisément hors de Paris en particulier en Normandie c’est grâce au train. L’installation de Monet à Giverny en est un parfait exemple. D’autres artistes n’appartenant pas au courant impressionniste ont valorisé le train. On peut mentionner Raoul Dufy qui glisse dans le décor monumental « La fée Électricité » pour l’exposition universelle de 1937 un train à vapeur surgissant de la gare St-Lazare, esquissé à l’encre.
La littérature et le cinéma évoquent le train ainsi Emile Zola décrit à merveille le monde ferroviaire dans son roman “La bête humaine” qui sera adapté au cinéma. La première séquence du film de Jean Renoir qui est entièrement consacrée au travail du chauffeur et du mécanicien est entrée dans l’histoire du 7ème art. Dans l’art moderne, l’œuvre « Train vers le paradis » (2010), exposée en plein air à Wroclaw en Pologne et qui utilise une véritable locomotive montre bien que l’intérêt artistique du train ne faiblit pas.
Le cas du Japon est particulièrement intéressant car le train y est littéralement déifié. Ainsi la gare de Moka a non seulement un musée mais les deux bâtiments qui la composent sont en forme de locomotive à vapeur. Plus de 174 locomotives à vapeur sont exposées à travers tout le Japon, notamment le modèle Kisha Mitsubishi D51, la plus populaire du pays. Dans plusieurs gares du pays, il est possible de conduire pendant une dizaine de minutes un train. La télévision (chaine NHK) diffuse également une émission hebdomadaire de 30 mn en anglais consacrée entièrement au monde ferroviaire. On trouve aussi des monstres inspirés de locomotives dans la série télévisuelle « Super sentai » équivalent des Marvel américains.
CONCLUSION
Indiscutablement la locomotive à vapeur a changé la civilisation occidentale et par conséquent mondiale. Le commerce international s’est fortement développé et de nouveaux territoires ont été exploités et peuplés. La société a également profondément changé : fin de l’esclavage, émergence d’une importante classe ouvrière, rapide urbanisation etc. Les produits industrialisés font partie de notre quotidien tout comme le concept de voyage. La locomotive à vapeur est aussi un objet esthétique qui apparaît dans divers domaines artistiques notamment la peinture.
Concurrencé au XXe siècle par l’aviation puis par le développement de l’automobile, le chemin de fer reste encore un mode de transport privilégié aussi bien pour les liaisons de proximité, de moyenne distance ou internationaux, le système technique imaginé il y a deux siècles ayant largement fait ses preuves.