Thème : ECONOMIE – SOCIETE Mardi 21 Novembre 2006
Par Etienne Taillemite – Inspecteur général des Archives de France, spécialiste de l’histoire maritime
La France a toujours eu une relation compliquée avec la mer. Comment un pays disposant de côtes sur les trois mers les plus fréquentées (mer du Nord, océan Atlantique, mer Méditerranée) a-t-il réussi à tourner lui le dos et, de ce fait, rater les grands virages de l’Histoire ? Plusieurs raisons peuvent l’expliquer : une tendance au repli sur soi, un manque quasi total de vision économique mondiale et une absence de souci de défense maritime des frontières. Car les Français sont avant tout des terriens.
Une suite d’occasions manquées
Dès l’époque mérovingienne, les rois se tournent vers la terre et se désintéressent de la mer. Les attaques des Vikings par le nord et des Sarrasins par le sud les cueillent à froid. Aucune défense maritime de la mer n’existe alors. Cette négligence des côtes se poursuivra pourtant à travers les siècles, jusqu’aux fortifications de Sébastien Vauban (1633 – 1707). L’histoire de France est jalonnée d’attaques maritimes qui ne rencontrent guère de résistance. Deux exemples parmi d’autres : les Espagnols ont pu s’installer tranquillement à Brest et s’enfoncer dans les terres. Plus tard, une escadre anglaise investira sans coup férir Porquerolles. L’esprit « terrien » des Français fait qu’on envisage des moyens de défense inadaptés. Personne ne semble avoir compris que les rivages se défendent mieux avec des navires qu’avec des forts. On privilégie le statique au mobile, la pierre aux bateaux. Quand la ceinture de fortifications des côtes est terminée, vers 1870, elle est devenue inutile, du fait des progrès de la balistique.
En revanche, la mer est au cœur de la politique anglaise dès le XIVe siècle. On l’oublie trop souvent mais la Guerre de cent ans débuta par un désastre naval français. Dès cette époque, des esprits lucides ont vu le problème mais ils ne furent jamais écoutés. Ainsi, un conseiller de Philippe VI, qui avait mis au point un plan de blocus de l’Angleterre, fut ignoré. Trente cent cinquante ans avant Vauban, cet inconnu avait conçu une forme de guerre moderne. La France et la mer, ce n’est en somme qu’une suite d’occasions manquées.
Au Moyen-Âge, la France prend beaucoup de retard par rapport à ses voisins italiens, espagnols, portugais, anglais ou hollandais. A sa décharge, elle dispose de rivages très étendus mais peu de ports naturels bien protégés. Il n’y a alors aucun grand port français. Ce sont les ports de Bruges, Oostende, Venise, Gênes ou Lisbonne qui dominent les échanges en Europe. La politique économique de Louis XI tentera de sortir la France de la vie médiévale et de l’ouvrir vers l’extérieur mais ce sera un échec du fait de la réticence des grandes villes commerçantes et de l’attitude de la noblesse. Jamais le royaume ne parviendra à se doter d’une noblesse commerçante. De cette absence d’intérêt pour les mondes extérieurs résulte la part minime des Français dans les grandes découvertes. Aucun Christophe Colomb, Magellan, ou Vasco de Gama Français (Jacques Cartier est l’exception qui confirme la règle), aucune grande route maritime ouverte par un Français ! Cette absence de grands découvreurs fait que le royaume de France s’est trouvé naturellement à l’écart de cette première mondialisation conduite par les Ibériques qui, eux, poseront leurs marques indélébiles sur les territoires nouveaux. Quand Richelieu puis Colbert tentent de sortir de cet isolement, il est déjà trop tard car deux autres nations ont avancé leurs pions, à savoir l’Angleterre et les Pays-Bas.
Louis XIV est indifférent à l’expansion de la France au-delà des mers. Il n’a que mépris pour les basses contingences matérielles que sont, à ses yeux, le commerce et la finance. La France fera preuve d’une absence de vision géostratégique à l’échelle mondiale. Elle sera la seule puissance à négliger la mer. Ainsi, elle ne dispose pas de bases navales à travers le globe. Quand elle s’en préoccupe, vers 1830, il est bien trop tard. Les meilleures positions sont occupées depuis longtemps par ses voisins européens.
Le XVIIIe siècle, un âge d’or
Le XVIIIe siècle peut être qualifié « d’âge d’or » de la France maritime, et ce jusqu’à la Révolution. Après la mort de Louis XIV, une période d’expansion sans précédent débute sur la façade atlantique. Les ports de Nantes, Brest et Bordeaux sont en plein essor, de même que Marseille sur la Méditerranée. La France participe largement à la deuxième mondialisation des échanges. Le commerce avec l’Espagne et ses colonies explose. On passe de 215 millions de livres (monnaie de l’époque) en 1715 à 1 162 millions en 1787, ce qui est équivalent au commerce des Anglais, qui commencent à s’en inquiéter. Le Premier ministre William Pitt déclare alors : « Les Anglais ont à craindre que la France ne devienne une puissance maritime et commerciale. » Paradoxalement, ce succès a été ignoré des historiens hexagonaux, bien plus obnubilés par la France rurale et paysanne. Les navires de commerce français voguaient pourtant sur tous les océans, soutenus en cela par la Marine royale. Le règne de Louis XVI est la seule période où les Français se sont intéressés à la mer.
Mais ce bel édifice à l’avenir prometteur s’écroule au moment de la Révolution et sous l’Empire. Après vingt années de guerres, la France s’est trouvée coupée du monde, ses ports en récession et ses anciennes places fortes récupérées par ses concurrents. Il faudra attendre le Deuxième Empire pour que la France retrouve une politique économique cohérente, qui verra un développement de la flotte marchande (avec la création de grandes compagnies maritimes) et un renouveau de la Marine de guerre. Mais cela n’eut qu’un temps. Après 1870, la France n’a pas su se doter d’une politique maritime lui permettant de s’adapter à l’essor de l’économie mondiale. Au contraire, on semblait favoriser une vision archaïque de la mer, comme cette décision, en 1893, de subventionner la marine à voile. Pendant la Première guerre mondiale, la flotte marchande était devenue incapable de subvenir aux besoins de la population et il fallut affréter des bateaux étrangers au prix fort.
Au début du XXe siècle, les Français découvrent enfin la mer… en tant qu’espace de loisirs. C’est l’époque des premiers bains de mers. Aujourd’hui encore, on s’attache beaucoup à l’aspect ludique de la mer (le tourisme, la beauté des rivages, les succès de nos marins dans les compétitions nautiques…) mais c’est une vision bien réductrice. La mer en tant qu’espace économique est rarement évoquée alors qu’elle représente 90% du commerce de l’Union européenne. Les échanges maritimes n’ont jamais été aussi élevés, ce qui entraîne parallèlement un développement inquiétant de la piraterie et de la contrebande.
Pourquoi les Français se désintéressent de la mer ?
Plusieurs causes peuvent expliquer ce phénomène.
Des raisons politiques tout d’abord. Tout au long de l’Histoire de France, les souverains se sont désintéressés de la question puis l’instabilité ministérielle des IIIe et IVe Républiques n’a pas permis de mener une politique maritime cohérente. La classe politique ne se passionne pas pour la question maritime. Plus préoccupée par la « terre » elle omet souvent de souligner ses réussites. Ainsi, lors de la première commémoration de la Première guerre mondiale, Foch et Clemenceau n’ont pas même évoqué le rôle de la Marine – pourtant important – dans la victoire.
Des raisons économiques ensuite. Contrairement à l’Italie, l’Angleterre, l’Espagne ou les Pays-Bas, la France n’a jamais eu d’aristocratie marchande assez puissante pour changer le fonctionnement de la société. La France est plus insulaire, elle reste indifférente à ce qui se passe dans le reste du monde et a toujours eu du mal à s’arracher à son protectionnisme casanier.
Des raisons psychologiques enfin. Les Français sont très attachés à leur terre natale. « Heureux qui vit chez soi » écrivait La Fontaine. La correspondance privée de certains marins à travers les siècles montre qu’ils se préoccupent davantage de ce qui se passe chez eux que des contrées qu’ils traversent. De même, les Français ont peu émigré. Même lorsqu’ils dominaient territorialement l’Amérique du nord, les colons français étaient très peu nombreux. Leur poids démographiques ne pesait pas lourd face aux Anglais. Il y avait 70 000 francophones pour un million d’anglophones.
Les médias ont également leur responsabilité. Les historiens ont souvent méconnu le rôle des marins pendant les guerres et les périodes de paix. L’université a ignoré l’histoire maritime. Et la presse ne s’intéresse à la mer qu’à l’occasion de compétitions nautiques, des vacances d’été et lorsqu’il survient des problèmes techniques (le porte-avions Charles-de-Gaulle) ou des catastrophes.
Pourtant, depuis le XVIe siècle, deux Frances se distinguent et s’opposent. Une France terrienne repliée sur soi et une France maritime ouverte sur l’extérieur. Or, à l’exception de Paris, l’expansion a été beaucoup plus forte dans les villes côtières que dans les villes de l’intérieur. Malheureusement, les hommes politiques ont toujours été le reflet de la France « intérieure », au détriment des marins, souvent incompris et ignorés. « La mer, c’est ce que les Français ont dans le dos quand ils regardent la plage » disait Eric Tabarly.
En savoir plus …
Coté livres :
Les Hommes qui ont fait la marine française
Auteur Etienne Taillemite
Editeur : Perrin
ISBN-10: 9782262022228
Bougainville et ses compagnons autour du monde : 1766-1769
Auteur Etienne Taillemite
Editeur : Imprimerie nationale
ISBN-10: 274276271X
http://www.amazon.fr/Bougainville-ses-compagnons-autour-monde/dp/274276271X/ref=sr_1_2?ie=UTF8&s=books&qid=1221388971&sr=1-2
Coté Web :
http://www.bibliomonde.com/auteur/etienne-taillemite-2137.html
http://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_de_la_marine_fran%C3%A7aise
http://www.wielingen1991.org/fr/les_liens/fra_marine.htm
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