Thèmes: Economie, Géologie, Société Conférence du mardi 1er décembre 1992
Mardi 1er décembre, Monsieur Manéglier, docteur ès Sciences, délégué régional de l’Agence de l’Eau pour l’Île-de-France et auteur d’ouvrages sur la vie et la promotion de l’eau à travers l’histoire, a choisi pour nous parler de l’eau, parmi les sujets que nous lui avions proposés, le titre suivant « Les quatre âges de l’eau », essentiellement tiré de son ouvrage : « Histoire de l’eau, du mythe à la pollution ».
« Il y a dans la nature des rapports que l’homme entretient avec l’eau, plusieurs époques, ou plus exactement plusieurs ères « géologiques ». Ce terme convient mieux que tout autre à cet aspect des choses. En effet, bien qu’elles se soient succédé dans le temps, ces ères successives, s’empilant les unes sur les autres, ne se sont pas mutuellement masquées.
L’ère primaire : le temps des mythes –
C’est l’ère des eaux lustrales, des eaux magiques, des sources guérisseuses, des fontaines de jouvence et des divinités aquatiques.
Restons en France où nous retrouverons plus facilement les mythes de l’eau et d’abord celui du sang et de l’eau. Dès les temps celtiques existe en effet le mythe de la tête tranchée et du jaillissement de l’eau.
À Entremont, près d’Aix-en-Provence, existait une source sanctuaire où les fouilles qui y furent entreprises ont découvert de nombreuses décorations faites de têtes tranchées. Le Christianisme continue cette tradition avec ses saints « céphalophores » (qui porte sa tête). La tête de Saint-Denis posée à Montmartre est connue de nous bien sûr, mais on retrouve la même légende sur la route d’Aubusson, au Puy, à Autun, sur l’Adour, dans l’Essonne… Ces faits sont rapportés par notre premier grand historien, Grégoire de Tours.
Des reliques de saints eurent le même pouvoir, dont le corps de Saint-Louis a Écuelles ; puis le choc d’un bâton de pèlerin : Saint-Aubert au Mont-Saint-Michel, Saint-Guénolé à Landévennec font jaillir l’eau nécessaire au mortier des maçons. Ainsi naquirent des milliers de fontaines ; puis les héros guerriers du cycle carolingien prirent la rélève dont Roland, qui grâce à Durandal sa fidèle épée, fit jaillir l’eau d’un rocher basque.
Après les sources sacrées, l’eau intervient dans les rites de purification communs à toutes les religions. Le culte oriental de Cybèle se retrouve à Rome ; les communautés ecclésiales de Paul de Tarse adapteront à la foi en Jésus Christ, le baptème de Jean-Baptiste ; dans la zone soumise à l’influence juive, la loi de Moïse impose ses rites purificateurs et la religion musulmane reprend l’essentiel de ce rituel qu’au fil des découvertes on retrouvera chez les hindouistes et chez les Indiens d’Amérique du Nord.
Mais l’eau communiquait aussi avec les puissances de la nuit et la mort, et au-delà des mystères, tel celui du lac Averne (Italie) qui avait la faculté d’endormir l’oiseau qui le survolait, les découvertes de la médecine au XIXème siècle nous confirmeront le rôle de l’eau dans la transmission de la malaria, du typhus, de la dysenterie. Ce fut aussi une source d’inspiration pour les poètes qui féminiseront ce pouvoir : les Sirènes Ophélie et Lorelei.
L’eau assure partout et en tous temps un service liturgique — « Il n’est pas de source qui ne soit sacrée » — et dieux, saints, nymphes cohabiteront. Le meilleur exemple est donné par le sanctuaire des sources de la Seine où après les périodes pré-celtiques survécurent des croyances qui se succédèrent pendant plus de mille ans.
Donc, les sources païennes seront christianisées. Profitons de nos voyages pour les retrouver, familières ou auréolées de gloire, humblement cachées ou fastueusement exposées. Chacune de nos provinces nous réservera des surprises. Monsieur Manéglier laisse la parole à Victor-Hugo à propos de Notre-Dame de l’Épine (8 km à l’est de Chalons sur Marne) : « L’on aurait peine à s’expliquer cette cathédrale sans ville, sans village, sans hameau si !’on ne trouve dans une chapelle fermée au loquet un petit puits fort profond qui est un puits miraculeux…. le merveilleux édifice a poussé dessus. Ce puits a produit une église comme un oignon produit une tulipe ».
Eaux miraculeuses, sources thermales, eaux aphrodisiaques, l’avis des spécialistes religieux ou scientifiques témoigne de leur hésitation et il n’est pas besoin d’aller très loin pour faire quelques découvertes. « Ne vit-on pas le 13 juin 1636, Anne d’Autriche tremper ses lèvres dans l’eau du puits de Sainte-Geneviève à Nanterre dans l’espoir de devenir enfin mère ».
L’ère secondaire : le temps de la désacralisation –
Après trente mille ans de dévotions craintives, « homme osera modifier le cours naturel des rivières et entrer en concurrence avec les puissances aquatiques. La où elles avaient voulu le désert, les eaux, tenues en laisse par l’homme transgresseront l’ordre établi en s’épanchant dans les rigoles. Ainsi naquit, du Tigre et de l’Euphrate jusqu’au Nil, ce qui sera le « Croissant fertile ». Les premières machines élévatoires furent inventées : le chadouf, sorte de balancier dissymétrique et la noria, roue verticale à godets.
Il est temps alors de penser à une seconde domestication des eaux : l’adduction des eaux. Elle provoquera la révolution urbaine dont le premier et le plus célèbre exemple est celui de Babylone qui, derrière ses six remparts concentriques, au centre d’un gigantesque système d’irrigation distribuait l’eau des 800 000 hectares (Garches en compte 269) et arrosait ses jardins suspendus. Vinrent ensuite les Grecs puis les Romains qui amplifièrent leur œuvre.
Aqueduc gallo-romain d’Arcueil
Nous sommes éblouis par le pont du Gard, mais en matière d’adduction, l’aqueduc ne représente que la partie émergée de l’iceberg. La tête « du fameux pont » est constituée par une série de puits de quatre mètres de diamètre réunis entre eux par des canaux convergents vers un bassin. À Arles, ce sont quatorze petites sources qu’il a fallu d’abord collecter.
On comprend mieux alors que partout l’aqueduc soit devenu l’emblème de l’orgueil de la cité et quel que soit l’emplacement des villes ou le débit du fleuve qui les traverse, il reste l’indispensable symbole du modernisme, de la richesse et de la puissance. Vienne, sur le Rhône en possédera dix !
D’ailleurs, mille cinq cents ans plus tard, Louis XIV succomba au même besoin de faste en faisant construire — malgré l’avis de Vauban — le magnifique aqueduc de l’Eure à Maintenon qui devait amener ses eaux à Versailles.
Ne négligeons pas, pour l’eau des aqueducs, leur rôle hygiénique, car ils permettaient à leurs eaux vives de chasser les eaux mortes par le fort courant d’entraînement qu’elles provoquaient dans les égouts. L’installation des fontaines permanentes à Rome d’abord, puis dans toutes les villes, permit aux eaux vives de continuer à remplir ce rôle.
Alimentation, entraînement des eaux mortes, l’eau permettait l’installation d’établissements thermaux, elle permettait ainsi de connaître les plaisirs de l’eau à la romaine puisqu’elle intervenait dans toute la gamme des plaisirs romains
Passons sur certains d’entre eux et arrêtons nous un peu sur l’eau des jardins ou l’eau du plaisir visuel, puisque de Saint-Cloud à Marly, comme de Versailles à Sceaux (promenades pédestres), nous en admirons encore — quoique parcimonieusement — toutes les possibilités. « C’est un luxe admirable que d’ajouter au frémissement du feuillage, l’attrait de cet autre élément mouvementé qu’est l’eau », écrit un architecte. C’est la Renaissance italienne qui voit éclore ce magnifique bouquet de jardins. C’est l’eau spectacle qui succède à l’eau des réjouissances intimes des jardins des Arabes, à Grenade ou à Séville.
En France, nous ne serons pas en reste, les douves des anciens châteaux forts — devenues inutiles par l’élargissement du pouvoir royal — se transformeront en canaux et feront décors. Chacun connaît les châteaux de la Loire et ceux de notre Île-de-France, même les plus modestes tels Courances, mais Maintenon, Chantilly, Vaux-le-Vicomte sont restés dans nos mémoires.
L’ère tertiaire : le temps des eaux parcimonieuses –
Michelet, qui a le sens de la formule de type « petite phrase” a pu écrire : « Nul bain pendant mille ans ». Il exagère, mais pourtant…
La réglementation très sévère de l’Empire romain à son apogée (1er siècle) : « Quiconque aura sciemment et par manœuvres frauduleuses, percé, rompu, fait percer ou rompre, ou détérioré canaux, conduits, arches, tuyaux, châteaux d’eau, bassins et aqueducs publics amenés à la ville (sera) condamné à payer au peuple romain 100 000 sesterces », tombe à Rome même, en désuétude : « Les dégradations sont dues, ou bien au temps, ou bien aux agissements coupables des riverains, ou bien à l’action des éléments, ou bien à la malfaçon ».
À plus forte raison dans les diverses cités de « Empire ; ainsi, au cours des Vème et VIème siècles, les adductions d’Amiens, de Beauvais, de Chartres, de Noyon, de Paris, de Reims, de Rouen, d’Orléans, de Senlis, de Troyes, cessèrent définitivement de fonctionner.
Citernes et puits dans les cités encloses dans leurs remparts remplaceront les aqueducs. Les puits de Paris, notamment ceux situés entre Seine et Bièvre, supporteront, sans que leur niveau baisse, des installations de pompage entraînées par des manèges à chevaux. On trouve encore à Garches la trace de tels manèges utilisés pour le service des blanchisseries au début du XXème siècle.
Malheureusement en temps de guerre — nationales, seigneuriales ou privées —, les puits subissaient le sort commun : une ville n’est jamais mise à sac sans que l’on profane, par accumulation de cadavres notamment, les points d’eau. Ne nous étonnons donc pas s’il faudra supporter pendant treize siècles (550-1850) les menaces et les dévastations des épidémies de choléra.
La société est alors traversée de sentiments contradictoires et si le bain reste en usage dans la plupart des ordres monastiques et garde un caractère festif — notamment à la cour de Bourgogne au 15ème siècle — il se détache de la notion de propreté : « Nous nous en pouvons plus commodément passer que les anciens à cause de l’usage du linge que nous avons, qui nous sert aujourd’hui à tenir le corps sec », et conserver longtemps la notion de risque : Henri IV reporte un conseil des ministres parce que Sully vient de prendre un bain : « Le Roi vous mande que vous acheviez de vous baigner et vous défend de sortir aujourd’hui car cela préjudicierai à votre santé ».
La fontaine Maubuée
De toute évidence, l’eau n’est pas au cœur des préoccupations des citadins et comme le Xlème siècle aura vu une floraison de cathédrales — cette « blanche robe d’églises » dont parle Raoul Glaber — il faudra attendre 200 ans pour assister à la floraison des fontaines : 1220 à Paris, la première fontaine publique, celle des Halles. L’acte n’était pas seulement symbolique et témoignait de l’autorité du roi et de son intérêt pour la chose publique, mais le bassin de la fontaine à hauteur du sol était fort commode pour remplir les seaux en cas d’incendie.
Mais ces fontaines restant en nombre réduit, le recours à l’eau de Seine était nécessaire et souvent privilégié et le recours aux porteurs d’eau indispensable. Cette profession n’était pas des plus appréciées parmi les petits métiers et pour une jeune fille, c’était une déchéance que d’épouser un porteur d’eau.
Le XVlème siècle verra à Paris l’apparition des premières pompes, d’abord celle du Pont-Neuf dite de la Samaritaine qui alimentera de ses 700 mètres cubes quotidiens le Louvre, les Tuileries et diverses concessions. Un demi-siècle plus tard, un moulin à blé situé sur la Seine, près du Pont Notre-Dame sera transformé en établissement hydraulique permettant d’élever 1500 mètres cubes d’eau par jour.
Et pendant ces temps de parcimonie urbaine, Louis XIII avait confisqué la taxe par muid de vin destinée à l’entretien et l’amélioration des égouts et Louis XIV englouti des fortunes pour les grandes eaux de Versailles.
L’ère quaternaire : vers les temps de l’hygiéne triomphante –
C’est aussi l’ère des eaux asservies, asservies à notre santé et à nos plaisirs. Il est temps que le XVIIIème siècle s’avance, que le nettoiement des rues de Paris devienne un sujet de concours pour l’Académie des Sciences, que Turgot transforme l’ancien fossé de ceinture en égout, que Chaptal réponde à Bonaparte qui lui disait : « J’ai intention de faire de Paris la plus belle capitale du monde, quelles sont vos idées à ce sujet ”’, par cette simple phrase : « Donnez-lui de l’eau ».
Enfin, la première distribution d’eau se répandait, juste avant la Révolution, la société distributrice avait un nom prédestiné : les frères Périer !! Cela ne s’invente pas !
Le premier effet de l’abondance — toute relative d’ailleurs — de l’eau fut, signe extérieur de richesse, le retour à la volupté et au luxe romain, mais une fois le monde — et le demi-monde — servis, l’expansion de l’eau dépassa le symbole du luxe, devint celui de la propreté, de la santé, de la moralité.
En effet, le XIXème siècle sera celui de l’hygiéne vulgarisée, puis de l’hygiéne triomphante qui reçut les précieux concours de Pierre Larousse avec son dictionnaire et de Jules Ferry avec son enseignement obligatoire qui comprenait aussi la propreté obligatoire : “L’eau ne manque pas en France ; rien n’excuse la malpropreté ! » ont lu et relu tous les écoliers de France dans le fameux : « Le Tour de la France par deux enfants ».
Les bains à domicile
Le XIXème siècle vécut aussi d’autres concours, celui_des têtes couronnées qui se retrouvaient aux entretiens de Plombières (Napoléon III et l’unité italienne) sans parler de ceux d’Ems d’où naquit en 1870 la fameuse et funeste « dépêche », celui aussi des grands et des cours : Morny lança Deauville et Eugénie Biarritz et les cures marines concurrenceront les cures thermales.
Voici maintenant les rivières et il ne faut pas aller bien loin ; Chatou suffira pour retrouver dans les toiles et les souvenirs de Renoir et de Maupassant les plaisirs du canotage et ceux de la baignade. D’autres aussi, d’ailleurs…
Le but moralisateur et politique reste cependant l’objectif le plus évident et Durand-Claye, le promoteur du. tout-à-l’égout peut écrire : « Si le logis était propre, la famille ouvrière s’y plairait, le travailleur ne l’abandonnerait pas pour l’assommoir et le comptoir du marchand de vin et sa santé courrait beaucoup moins de risques ». Pour les « quarante-huitards », l’émancipation de la classe ouvrière aussi, par l’accession à l’eau et dans le Paris de 1852, Napoléon III décide de construire un lavoir public par arrondissement.
Les progrès furent lents cependant, parfois désordonnés. En 1890, on concéda dans les rues de Paris, quatre-vingts fontaines distributrices d’eau chaude. Après un rapide engouement pour cette ingénieuse installation, les Parisiens s’en lassèrent vite et l’exploitation cessa en 1897
Il fallut batailler pour finalement gagner la bataille de l’eau qui dura tout le XIXème siècle. Pensez qu’en 1892, on pouvait lire dans Le Petit Journal : « Monsieur Durand-Claye, l’ingénieur promoteur du tout-à-l’égout est mort. On ne peut dont pas demander qu’on le fusille, mais franchement… la colère populaire a lynché des hommes qui n’étaient que des petits criminels ». Cela nous laisse réveur et nous invite a la modestie.
Il reste d’autres batailles à gagner, celle de la renaissance des eaux, celle de la maîtrise des eaux capricieuses, celle de la protection des eaux fragiles.
L’actualité renouvelle des questions, celles que posent :
– les temps nouveaux, les temps des eaux fragiles,
– le temps permanent, celui des eaux capricieuses,
– celle que rappelle l’eau oubliée, le plus employé des moyens de communication.
Pour terminer, laissez-moi le plaisir de vous conter un épisode régional, mais tombé en désuétude, du rôle de l’eau comme moyen de communication, moyen qui fut longtemps le plus employé, mais en faisant souvent de longs détours. Le marbre de Campan destiné à Versailles était convoyé par la Neste, puis la Garonne, jusqu’à Bordeaux. Il était alors placé sur des bateaux de mer qui le conduisaient à Rouen. Nouvelle manutention pour un transport sur un bateau de Seine qui l’amenait de Rouen à Port-Marly… Il n’y avait plus qu’a le charroyer jusqu’à Versailles.
Monsieur Manéglier termina — ou suspendit, car il avait encore beaucoup de choses à nous dire — son passionnant et brillant exposé en laissant de nombreuses questions en suspens ; questions qui sont le lot quotidien de ses activités et dont il viendra sans nul doute nous reparler pour nous tenir au courant de leur évolution, car il ne se passe pas de semaine sans que l’actualité nous rappelle l’urgence et la gravité de problèmes qu’ont à résoudre les chercheurs, administrateurs et techniciens des Agences de l’Eau.
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