LA DECADENCE DE VENISE, DE LA DECOUVERTE DES AMERIQUES A NOS JOURS

Thèmes: Civilisation, Géopolitique, Histoire                                                                                   Conférence du mardi 2 décembre 2014

LA DÉCADENCE DE VENISE, DE LA DÉCOUVERTE DES AMERIQUES À NOS JOURS

Par Madame Ariana Gianpolo, conférencière des musées nationaux.

INTRODUCTION

Parler de décadence implique qu’auparavant il y avait un âge d’or, ce qui est le cas de Venise. Du XIIe au XVe siècle la République de Venise était une cité-Etat prospère et influente grâce à ses nombreux atouts :

– Un port idéalement situé dans la Méditerranée.

– Une cité indépendante gouvernée par un Doge.

– Un pouvoir tenu par deux institutions (un grand conseil de 10 membres et un Sénat d’environ 150 membres).

– Une oligarchie et un pouvoir fort, dominé par quelques familles aristocratiques.

Tous ces atouts confèrent à Venise une puissance et une richesse remarquable grâce au commerce. Cette suprématie connaîtra un net déclin avec la découverte des Amériques, le commerce maritime mondial se déplaçant de la Méditerranée à l’Atlantique.

I- Venise domine le commerce maritime mondial.

Venise domine le commerce mondial grâce à son impressionnante flotte. Ainsi lors de ses siècles fastueux, Venise comptait près de 1200 ouvriers pour construire les nombreuses grandes galères nécessaires au commerce. En deux mois ces ouvriers étaient capables de construire jusqu’à une centaine de ces galères. La puissance maritime est doublée par la domination des voies terrestres.

Le commerce maritime crée aussi des liens particuliers avec des villes telles que Constantinople qui est la porte vers l’Orient et donc vers d’autres cultures.

Il existait aussi des liens avec les capitales du Nord, comme Bruges ou Amsterdam grâce à la voie passant par le détroit de Gibraltar. Cette voie est cependant minoritaire et n’était empruntée qu’une à deux fois par an.

Venise avait le monopole du commerce de la soie, des épices, de la fourrure et de plusieurs autres produits de luxe, mais pas uniquement. En effet, grâce aux liens tissés avec certaines villes d’Afrique du nord comme Alger ou Tripoli, Venise domine également le commerce de l’huile d’olive et des céréales.

Cette domination du commerce maritime engendre une grande richesse. Ainsi, au XVe siècle le revenu par habitant à Venise est quinze fois supérieur à celui d’un habitant de Madrid ou de Paris. Par ailleurs, le ducat, frappé à Venise sert d’étalon monétaire en Europe confirmant si nécessaire la puissance de Venise.

La découverte des Amériques marque une fracture, les routes commerciales partent désormais d’Espagne et du Portugal et non plus de Méditerranée. Les principaux échanges se font à travers l’Atlantique et non plus dans le bassin méditerranéen.

II- Le déclin de Venise

Il est indéniable que la découverte des Amériques marque le début du changement de la donne mondiale en matière de commerce maritime entraînant par là-même le déclin de Venise. Déclin économique mais aussi déclin politique.

Le déclin économique présente plusieurs aspects : déclin technologique, par exemple on ne construit presque plus de galères qui ne sont plus adaptées au commerce transatlantique, ce dernier se faisant avec des caravelles, perte du monopole du commerce de certains produits et développement de nouvelles denrées.

Le déclin politique se fait ressentir avec la perte d’influence dans le monde méditerranéen et la cassure des relations avec l’Orient, causé par l’émergence de l’empire ottoman ; Constantinople, porte du commerce oriental (soie et épices) se ferme. Le déclin politique ira même jusqu’à entraîner la perte d’indépendance de la cité-Etat. En effet, Venise va se retrouver au cœur des conflits entre les grandes puissances européennes du début du XVIe siècle, conflits opposants principalement Charles Quint et François Ier.

Au début du XVIe siècle le monde économique change.  Les riches marchands investissent dans les terrains agricoles derrière la lagune de Venise faisant ainsi émerger la figure du rentier. L’aristocrate vénitien n’est plus un marchand mais un propriétaire terrien. La condition de commerçant devient moins prestigieuse voire un peu méprisante.

Cette nouvelle aristocratie foncière se fait construire de magnifiques palais en dehors de Venise, sur la terre ferme. Le symbole de l’aristocratie n’est plus un palais vénitien mais une grande villa au centre des terres autour du fleuve Brenta. Andrea Palladio est l’architecte qui va institutionnaliser ce type de palais d’inspiration grecque. La villa Capra est l’archétype de cette architecture.

La société vénitienne même si elle est décadente, est une société du paraître. Les tableaux de Tiepolo l’illustrent parfaitement.

Venise connaîtra ses derniers moments de gloire au XVIIIe siècle. A cette époque on trouve encore une importante vie culturelle et de grandes fêtes ont encore lieu. Le carnaval devient le moment de l’année le plus important. Il devient un événement célèbre et très prisé. Un autre aspect intéressant de la décadence de Venise est le libertinage que l’on peut voir non seulement lors du carnaval avec la tradition des masques, mais aussi dans des lieux où l’on s’y attend le moins, comme les couvents! Cet aspect est illustré dans le tableau de Francesco Guardi « le parloir des nonnes ». La richesse culturelle de Venise reste perceptible également dans sa production théâtrale avec un auteur comme Goldoni qui à travers ses personnages très marqués, mais cependant moins cyniques que ceux de Molière, retransmet parfaitement les défauts de son époque. Le théâtre de Goldoni est si empreint de réalisme qu’il est sévèrement critiqué à Venise et Goldoni décide de s’exiler en France.

La décadence de Venise se matérialise dans le délabrement de ses bâtiments (voir « le rio des mendiants » de Canaletto) qui en dehors des palais de la place San Marco sont en ruines. Les œuvres représentant cette misère n’ont jamais séduit les mécènes, et les peintres ont dû créer des œuvres montrant la majesté et le faste de Venise pour pouvoir connaître le succès auprès des collectionneurs.

La deuxième étape de la décadence de Venise aura lieu au XIXe siècle et atteindra un niveau jamais connu, la cité-Etat perdra son indépendance. En effet, suite aux conquêtes napoléoniennes, Venise passe sous domination française en 1805 et quelques années plus tard, en 1814, sous domination autrichienne. Après onze siècles d’indépendance, Venise doit se résigner à être occupée par une puissance étrangère.  Napoléon s’installe dans l’actuel palais où se trouve le musée Correr, il abolit la fonction de Doge. Ce même palais sera occupé par les Autrichiens, ce qui en fera un des bâtiments les moins aimés des Vénitiens car symbole de l’occupation étrangère. Finalement Venise sera rattachée au reste de l’Italie en 1866. Si Venise devient ainsi une ville italienne parmi les autres, elle n’en perd pas pour autant sa particularité culturelle et devient au fil des décennies un centre d’intérêt pour les touristes étrangers.

III- Quand Venise inventa le tourisme : du tourisme d’élite au tourisme de masses.

Au XVIII e siècle naît le tourisme, mot dérivé du « Grand Tour », qui consistait en un grand périple à travers les grandes capitales culturelles européennes, afin que les élites anglaises ou allemandes perfectionnent leur éducation et entrent en relation avec le monde artistique et cultivé des autres pays. Bien souvent cette jeunesse aristocratique était destinée à faire de la diplomatie, diriger les armées ou gouverner dans leur pays et c’était un atout de bien connaître leurs « rivaux » potentiels. Cependant certains jeunes gens ne font ce « Grand Tour » que pour se cultiver, ainsi de célèbres intellectuels, tel que Goethe. Ces élites ne s’intéressent qu’au faste de Paris, de Rome ou de Venise et nullement à la vie difficile des petites gens.  Comme nous l’avons vu les tableaux de Canaletto montrant le délabrement de Venise ne se vendent pas. Le tourisme de ces élites se modifiera quelque peu au cours du XXe siècle, mais le rayonnement culturel de Venise continue.

Au XXe siècle, Venise créera deux événements majeurs dans le monde culturel :

– La Biennale de la culture

– La Mostra del cine

Ce renouvellement culturel s’associe à une rénovation de la ville, des hôtels de luxe voient le jour, tel le Lido.

Dans les décennies 1950 et 1960, la Biennale et le festival du cinéma connaîtront un véritable âge d’or, des figures aussi célèbres que Duffy ou Calder sont primées et pour le septième art, Fellini marque le cinéma italien, et on découvre le Japonais Kurosawa. Dans les années 1960 on voit l’émergence de l’art américain qui pour la première fois semble prendre le devant sur l’art européen. A la Biennale pour la première fois, le prix est attribué à un peintre américain, R.Rauchemberg.

Au fil des décennies et surtout ces cinquante dernières années, le tourisme est devenu un tourisme de masse, Venise recevant de nos jours 26 millions de touristes parmi lesquels seulement 500 000 viennent pour la Biennale et environ 70 000 pour le carnaval. On voit aisément que le tourisme d’élite même s’il est toujours présent paraît bien infime par rapport au tourisme de masse. Les énormes bateaux croisière qui déversent dans la ville des flots incessants de touristes illustrent parfaitement ce phénomène. L’attrait de Venise est toujours très fort.

En dépit de ce tourisme de masse qui  paraît lucratif, Venise est confrontée à de nombreux problèmes.  Ainsi depuis vingt ans Venise perd de sa population, elle est passée de 120 000 habitants à 60 000 de nos jours. Toutes les administrations et les sièges sociaux des grandes compagnies (banques, assurances …) se sont établis à Mestre sur la terre ferme. Venise est devenue extrêmement chère et difficile à entretenir, ce qui explique le transfert de l’activité économique et administrative et par conséquent le départ d’une bonne partie de la population.

Autre problème actuel de Venise, la perte de son savoir-faire comme les dentelles de Burano ou la verrerie de Murano qui sont très souvent copiés et vendus à bas prix. On peut également relever la fermeture de l’arsenal depuis 50 ans. Finalement, bien que bénéficiant d’un fort flux touristique, la ville de Venise est déficitaire et peine à entretenir son immense patrimoine culturel et architectural. D’autant que parfois, certains projets sont empreints de corruption ou mal appropriés.

IV- Perspectives d’évolution.

Un des grands projets du XXIe siècle pour Venise était le projet MOSE, qui prévoyait la construction de digues sous marines afin d’éviter l’ensablement de la ville. C’était un projet national de grande envergure et qui a fini par dépasser son budget initial et qui traîne en longueur. Par ailleurs on a découvert un énorme système de corruption ayant pour conséquence des travaux de moindre qualité et finalement une des digues a cédé. Au vu des faits, le projet en lui-même semble remis en question et a peu de chances d’aboutir.

Venise connaît malheureusement d’autres échecs et un manque de dynamisme décevant. On a tenté une nouvelle approche culturelle sans vraiment de succès, en souhaitant construire à Mestre un nouveau musée le M9, sur l’histoire de Venise. On souhaitait montrer ainsi que Mestre pouvait être une ville à part entière avec une vie culturelle et pas seulement un centre administratif, mais sans y parvenir.

Autre échec, le pont de l’architecte espagnol Santiago Calatrava, qui, bien qu’inauguré en 2008 a déjà été rénové car très mal conçu : glissades sur la partie vitrée, mouvement du pont, absence d’accès handicapé …

Finalement ce qui semble manquer à Venise c’est une stratégie globale d’accueil, de la répartition des flux touristiques et de lieux culturels alternatifs. On est amené à se demander si la ville n’est pas menacée de devenir une ville fantôme que l’on visiterait comme un parc d’attraction.

CONCLUSION

Comme nous l’avons vu la ville de Venise, après avoir connu une époque faste où elle dominait le commerce maritime mondial et par conséquent bénéficiait d’une importante richesse, a subi un important déclin suite à la découverte des Amériques. Pourtant, l’attrait de Venise n’a jamais faibli : carnaval et fêtes grandioses au XVIe et XVIIe siècles, « Grand Tour » au XVIIIe siècle, Biennale et festival du cinéma au XXe siècle et tourisme de masse lors des dernières décennies. Le seul réel danger de Venise semble être son inertie actuelle au niveau culturel et économique qui risque d’entraîner la détérioration voire la disparition de son extraordinaire patrimoine.

 

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