Thème: Histoire, Géopolitique Conférence du Mardi 10 mars 2009
Par Bruno Baron-Renault, ancien délégué de la Chambre de commerce et d’industrie de Paris à Moscou
En tant que délégué de la Chambre de commerce et d’industrie de Paris à Moscou, je suis resté six ans sur place, à une époque chaotique et compliquée qui a vu l’effondrement de l’Union Soviétique. Suite à un accord franco-soviétique signé en 1989 à Paris par Pierre Bérégovoy, ministre de l’Economie et Vladimir Voronine, vice-premier ministre de l’URSS, nous étions chargés de former les cadres soviétiques au management et à l’activité économique. Mikhaïl Gorbatchev voulait alors faire le ménage dans les entreprises d’Etat avec l’aide des Occidentaux.
Avec Gorbatchev, les temps changent
L’arrivée de cet homme plutôt jeune au poste de secrétaire général du parti communiste soviétique (PCUS) en 1985 avait marqué une réelle rupture par rapport aux dirigeants précédents. Son style rompait radicalement avec ceux de Brejnev, Andropov et Tchernenko. Le système soviétique étant à bout de souffle, Gorbatchev en profita pour lancer la politique de la « perestroïka » (restructuration) et de la « glasnost » (transparence). Ces réformes furent bien accueillies par la population, qui découvrit alors des choses jamais accessibles auparavant. Un exemple parmi d’autres : la télévision diffusa un reportage montrant les images, totalement inédites, du dynamitage de l’église du Christ-Sauveur ordonné par Staline dans les années 30. Grâce à Gorbatchev, la parole s’est peu à peu libérée. Il s’est passé comme un choc culturel dans la Russie soviétique. Dans la rue, les gens n’hésitaient pas à débattre entre eux de la politique de leurs dirigeants, on montait des pièces de Boulgakov au théâtre… autant de signes montrant que les temps avaient changé. Mais Gorbatchev devait sans cesse trouver le juste équilibre entre les anciens du parti et les libéraux. Il voulait faire avancer le processus, mais pas trop vite pour ne pas braquer les plus conservateurs.
Eltsine, l’allié devenu rival
Le dirigeant soviétique fit appel à des hommes nouveaux, et Boris Eltsine fut l’un d’eux. Ce natif d’Ekaterinbourg correspondait bien au type de moujik solide qu’apprécient les Russes : grand, costaud, carré et concret, qui aimait sacrifier aux boissons fortes. Gorbatchev le remarqua alors qu’il est secrétaire général du parti communiste de la région d’Ekaterinbourg et le fit venir à Moscou où il devint premier secrétaire du PC, une position d’influence considérable. Gorbatchev comptait sur lui pour promouvoir la réforme. Mais, peu à peu, les conditions d’un affrontement entre les deux hommes se faisaient jour. Eltsine, qui avait un tempérament de patron, cherchait à s’affirmer. A la tribune d’un plenum du PC, il s’en prit violemment à Ligatchev, le premier adjoint de Gorbatchev, l’accusant de freiner des quatre fers le processus de démocratisation. Cette diatribe provoqua un scandale considérable au sein du parti et déclencha une lutte interne. Les anciens voulaient en découdre avec Eltsine. Une majorité fut trouvée pour le démettre de ses fonctions à Moscou, l’empêchant de postuler à toute responsabilité future au sein du Politburo. Isolé, Eltsine réussit pourtant à rebondir en s’appuyant sur le soutien des Moscovites et s’arrangea pour revenir en tant que député de l’URSS. En juin 1991, il fut élu président de la Fédération de Russie. Et était déjà persuadé que la Russie devait acquérir son autonomie par rapport à l’Union Soviétique…
Le putsch raté
A l’été 1991, les difficultés pour la perestroïka s’étaient accumulées et l’affrontement annoncé entre la vieille garde et les libéraux avait pris de l’ampleur. En août, profitant des vacances de Gorbatchev dans sa datcha de Crimée, les conservateurs lancèrent un putsch. Un comité d’Etat pour l’état d’urgence fut mis en place. La première mesure annoncée par ce comité fut une réduction des libertés publiques. On se serait cru de retour sous l’ère Brejnev. Je me trouvais alors avec mes étudiants dans l’académie de l’Industrie, une institution où la vieille garde était nombreuse, et j’avais la délicate impression de passer pour un espion capitaliste… Une feuille ronéotypée circulait pourtant de mains en mains. Elle était signée Boris Eltsine. Il y dénonçait une tentative de coup d’Etat et invitait tous ceux qui lisaient ce message à résister.
Des chars ornés de drapeaux rouges étaient postés autour de la « Maison Blanche », le siège d’Eltsine et de son gouvernement, mais une foule très importante de Moscovites s’était rassemblée, avec la ferme intention de se battre en cas d’attaque contre le bâtiment. Des anciens de la guerre d’Afghanistan apprenaient même à faire des cocktails molotov. L’assaut ne fut pas ordonné. Le lendemain, les soldats n’arboraient plus des drapeaux rouges mais des drapeaux russes. En s’adressant à la foule du haut d’un char, Boris Eltsine s’affirma comme le chef des démocrates russes, une image qui fit sa fortune politique. Ironiquement, deux ans plus tard, il fit tirer sur ce même bâtiment, devenu le siège du Parlement, car il était en conflit avec les députés.
L’effondrement de l’URSS et l’éclosion de la « Nouvelle Russie »
Gorbatchev pu revenir à Moscou mais cette tentative ratée de putsch marqua le début de la fin, pour lui et pour l’URSS. Eltsine, qui avait publiquement jeté sa carte du parti à la télévision, apparaissait comme le véritable chef de l’URSS, d’autant plus que la Russie représentait 80% de la population et des ressources de l’Union. Suite aux déclarations de Gorbatchev dénonçant l’attitude illégale de membres du PCUS, Eltsine le mit au défi de déclarer le parti illégal. Gorbatchev, coincé, signa. Du jour à l’autre, toutes les propriétés et administrations sous tutelle du PC durent vider les lieux. Tout le monde avait bien compris que le véritable pouvoir était aux mains des Russes, que c’en était fini de l’homo sovieticus. En décembre, Eltsine planta les derniers clous dans le cercueil de l’Union Soviétique en proclamant, la création de la CEI, communauté d’Etats indépendants. Le 25 décembre, Gorbatchev démissionna de son poste de chef d’un Etat qui n’existait déjà plus.
Les débuts de la présidence Eltsine, celle de la « Nouvelle Russie », furent marqués par la « désovietisation » du pays. On annonça brutalement aux entreprises qu’elles devaient se débrouiller seules, qu’on mettait fin aux commandes d’Etat et qu’elles devaient donc, en urgence, trouver de nouvelles activités. Sur le plan économique, le système soviétique était à bout de souffle. Les magasins étaient vides et la population en avait assez de ces files d’attente interminables. La force de la présidence Eltsine fut de remettre des produits dans les magasine, au prix d’une importation massive qui a nourri une inflation considérable, de l’ordre de 2 000% en une année. Eltsine s’était laissé convaincre de se faire conseiller par des économistes américains, mais l’intérêt de ces derniers était-il vraiment de redresser la Russie ? On peut en douter. Passer d’une économie administrée à un libéralisme à tout crin a mis la Russie à genoux. Le pays et sa population n’étaient pas préparés à cela. Certes, on trouvait des produits dans les boutiques mais leurs prix augmentaient régulièrement et les salaires ne suivaient pas.
Le contrecoup
Après les premières mesures de libéralisation de l’économie est arrivée ensuite la privatisation. Véritable idéologue de ces réformes économiques, Anatoli Tchoubaïs, mit au point les bons de privatisation. Chaque Russe allait recevoir un bon d’une valeur de 10 000 roubles qui permettrait de créer des fonds d’investissements et d’aider les personnes à investir. Des pans entiers de l’économie tombèrent entre les mains d’anciens responsables du PC. Ces derniers avaient su profiter de la libéralisation de l’économie lancée dès 1987 par Gorbatchev, qui avait autorisé la création de coopératives. Des directeurs d’entreprises d’Etat produisant, par exemple, des métaux précieux, avaient parallèlement ouvert leur propre coopérative où ils avaient pris soin de placer un proche. Cette coopérative achetait les métaux à prix soviétique et les revendaient cent fois plus cher sur les marchés internationaux. En quelques années, d’immenses fortunes furent ainsi constituées. De plus, quand les bons de privatisation furent lancés, l’inflation était telle qu’ils perdaient toute valeur. Certains les échangeaient contre un kilo de fruit. Mais d’autres ont eu la bonne idée de les ramasser pour investir dans des entreprises qui allaient s’en sortir. Un peu plus tard, ces petits malins raflèrent la mise. La privatisation fut vécue par la population russe comme une vaste escroquerie qui n’a profité qu’à une petite minorité.
L’autre problème majeur auquel Eltsine était confronté fut la guerre en Tchétchénie. Si les volontés d’autonomie de régions comme le Tatarstan ou la Sibérie ne posaient pas problème, il n’en était pas de même pour la Tchétchénie, à la fois pour des régions économiques (le pétrole) qu’historiques (les Tchétchènes avaient été accusés de collaboration avec les nazis par Staline), sans parler de la méfiance voire du racisme des Russes vis-à-vis des peuples du Caucase. Mais plutôt d’une guerre éclair, l’armée russe s’était enlisée en Tchétchénie, ce qui pesa sur la fin de règne d’Eltsine, déjà diminué par des problèmes de santé.
Le 31 décembre 1999, il démissionna au profit de son Premier ministre, Vladimir Poutine, un inconnu du grand public. Mais l’arrivée de cet ancien colonel du KGB à la tête de la Russie a aussi montré aussi qu’une survivance de l’Union Soviétique comme le KGB (renommé FSB) avait conservé tout son poids malgré les bouleversements des années 1990.
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