Thèmes: Histoire, Géopolitique, Société                                                                                                      Conférence du mardi 15 février 2022.

MINORITÉS D’ORIENT LES OUBLIÉS DE L’HISTOIRE

Par Monsieur Tigrane YÉGAVIAN, journaliste, auteur et arabisant.

INTRODUCTION

Le christianisme étant né en Israël actuel, les premiers chrétiens étaient orientaux par essence. Cette présence perdure depuis deux millénaires mais la situation actuelle est extrêmement préoccupante. Unis dans une même situation catastrophique, les Chrétiens d’Orient n’en forment pas pour autant un tout homogène. Comprendre leur histoire et leur diversité permet de prendre conscience que les plus vieilles populations chrétiennes du monde risquent de disparaître de cette région. Leur salut semble passer par la diaspora et sa capacité à transmettre des valeurs et une culture deux fois millénaire.

I – Bref aperçu historique.

Le christianisme, aujourd’hui religion occidentale, est née en Orient. Les premières communautés chrétiennes se trouvaient en Orient et les Grands Patriarcats étaient orientaux (Constantinople, Jérusalem, Antioche et Alexandrie) à l’exception de celui de Rome. Les grands conciles qui ont défini le christianisme ont tous eu lieu en Orient: Concile de Nicée en 325 qui condamne l’arianisme, Concile de Constantinople en 381 qui affirme la doctrine trinitaire, Concile d’Ephèse en 431 qui condamne les thèses Nestoriennes. Par ailleurs, le premier pays à devenir officiellement chrétien est l’Arménie en 301.

Avec la naissance de l’islam au VIIe siècle le Proche et Moyen Orient regroupent les trois grandes religions monothéistes : le judaïsme, le christianisme et l’islam. Une véritable mosaïque de communautés apparaît sur ces terres. On peut cependant rappeler que tous les musulmans ne sont pas arabes, les pays ayant les plus grandes communautés musulmanes étant l’Indonésie et le Pakistan, et à l’opposé tous les Arabes ne sont pas musulmans car une petite proportion sont chrétiens ou juifs. 15% à 20% des populations du Proche et Moyen Orient ne sont pas musulmanes. De nos jours, on dénombre environ 13 millions de Chrétiens en Orient dont une large majorité sont des Coptes d’Egypte qui sont entre 8 à 10 millions. L’Egypte a toujours joué un rôle important dans le christianisme. C’est en effet en Egypte que se réfugie la Sainte Famille par suite des persécutions romaines et c’est à Alexandrie que la Torah avait été traduite en grec, sous le nom de Septante.

La présence des Chrétiens dans cette région du monde est cruciale pour la sécularisation de la société et la diffusion du savoir bien vivre ensemble.  La présence chrétienne et juive est la garantie pour éviter une domination totale de l’islam wahhabite, courant traditionnel, qui semble dominer au sein de l’islam et tend à la radicalisation mettant ainsi à mal ce savoir vivre entre communautés.

II – Les Chrétiens dans certains pays orientaux.

Si en Turquie et en Iran les Chrétiens ont été écartés de la société et de la vie politique, ce n’est pas le cas dans certains pays d’Orient comme la Syrie, la Jordanie ou l’Irak et surtout le Liban.

Le Liban est le seul Etat où le projet chrétien a perduré. En effet, à la chute de l’Empire ottoman à la fin de la Grande Guerre, les pays occidentaux vainqueurs ont essayé de construire des Etats pour certaines communautés notamment les Arméniens, les Assyriens ou les Kurdes comme le stipulait le Traité de Sèvres de 1920. L’indépendance d’une grande Arménie était reconnue et on devait créer une province autonome kurde mais le Traité ne sera jamais appliqué. Dans le même temps, la toute jeune SDN met sous mandat de la France le Liban et la Syrie et sous mandat britannique la Mésopotamie (future Irak), l’Émirat de Transjordanie et la Palestine. Ce partage et cette non-création d’États indépendants engendre des frustrations au sein même des Chrétiens qui désormais n’ont plus un destin commun.

Le Liban est le pays où la proportion de chrétiens est la plus élevée. En 1926, au moment où les Français imposent la Constitution libanaise, les Chrétiens représentent 52% de la population. A l’indépendance du pays en 1943, les Chrétiens représentent toujours la moitié de la population libanaise. La Constitution stipule que le Président de la République soit un chrétien maronite, que le Premier ministre soit de confession sunnite et le Président du Parlement chiite ce qui reflète l’équilibre entre les communautés. Cette harmonie n’existe plus depuis les longues années de guerre civile dans les années 1970-1980. Les Chrétiens ont perdu beaucoup d’influence dans la société mais aussi en proportion car ils ne représentent plus qu’un tiers de la population. Cela est dû à un taux de natalité plus faible que les communautés musulmanes et à une forte diaspora notamment des jeunes diplômés. Le Liban est aujourd’hui au bord de l’implosion avec une classe politique corrompue et un système confessionnel déséquilibré et anachronique. A cela s’ajoute la récente et profonde crise économique ainsi que le problème des réfugiés syriens qui déstabilisent encore plus le pays.

La Syrie a toujours eu des communautés chrétiennes sur ses terres. Rappelons que le chemin de Saint Paul par Damas. Les chrétiens ont joué un rôle important dans le renouveau de la pensée arabe (la nahda) de la seconde moitié du XIXe siècle car la scolarisation effectuée par les missionnaires occidentaux avait formé une solide élite intellectuelle. A partir des années 2010, la situation de la Syrie bascule avec la guerre civile et le contrôle par Daesh d’une partie du pays. Les chrétiens subissent lourdement cette situation. Ils étaient en 2011 environ 1,2 million pour n’être plus que 500 000 aujourd’hui. L’exode a été massif et ceux qui sont restés sont divisés entre les partisans de Bachar El Assad, qu’ils voient comme leur protecteur face aux exactions de Daesh, et ceux favorables à la mise en place d’un Etat démocratique. La division des Chrétiens n’est pas uniquement idéologique, elle est aussi physique car la Syrie est aujourd’hui divisée en trois zones. Le centre et la capitale sont sous contrôle des forces gouvernementales d’Assad, le nord près de la frontière turque se trouve toujours contrôlé par des milices musulmanes sympathisantes de Daesh et à l’est on trouve une zone contrôlée par les Kurdes, alliés des Etats-Unis. Les Chrétiens sont toujours bien représentés au Parlement syrien dont le chef, membre du parti Baas est chrétien, -fait rarissime. Cependant dans la vie quotidienne, les Chrétiens sont les premières victimes des sanctions économiques imposées par la communauté internationale. Ils subissent fortement les pénuries de nourriture et de médicaments entre autres.

C’est en Irak que la situation des Chrétiens est la plus tragique, pays porteur de traditions chrétiennes, évangélisé par l’apôtre Thomas dès le Ier siècle. Le pays a donc une des plus anciennes communautés chrétiennes au monde et pourtant le nombre de chrétiens y a diminué de 80%. En effet, les Chrétiens qui étaient deux millions dans les années 1970 et ne sont plus que 200 000 de nos jours. Ils ont été victimes des invasions américaines, étant considérés comme complices des occidentaux par les musulmans. A partir de 2003, les enlèvements de prêtres se multiplient et les commerces des Chrétiens sont pillés. Les Chrétiens quittent leurs quartiers de Bagdad, Bassorah ou Mossoul. Les attentats à leur encontre se sont multipliés à partir de 2004. En 2014, la prise de Mossoul contraint les Chrétiens à se réfugier vers le Nord, côté Kurdistan. Mais les Kurdes ne protègent les Chrétiens que pour percevoir plus d’aide des pays occidentaux. Récemment quelques familles irakiennes se sont risquées à un retour mais ne reçoivent aucune aide excepté du Vatican et des réseaux associatifs. Un retour massif semble totalement impossible.

Les Chrétiens de Terre Sainte –Israël et Palestine- sont quant à eux confrontés aux antagonismes entre Juifs et Palestiniens. Les Chrétiens dans un premier temps étaient sympathisants de la cause palestinienne mais la forte radicalisation islamiste des Palestiniens avec le Hamas notamment a provoqué un changement et les Chrétiens luttent beaucoup moins pour la cause palestinienne. Par ailleurs, le mouvement des évangélistes chrétiens, en plein essor, s’allie avec le mouvement sioniste et s’oppose aux Juifs progressistes. En 2017, seuls 47 000 Chrétiens vivaient encore en Palestine dont 98% en Cisjordanie. Même si la situation des Chrétiens est meilleure en Israël, l’Etat hébreu par sa politique de judaïsation lèse les Chrétiens. Ainsi une ville comme Bethléem qui était composée à 86% de Chrétiens se trouve désormais avec une majorité de Juifs. De plus, Israël ne considère pas les Chrétiens comme l’égal des Juifs. Toutefois la situation en Israël est bien meilleure qu’en Palestine.

La Jordanie est le seul pays où les Chrétiens sont protégés, la famille royale hachémite étant très tolérante. Déjà au début du XXe siècle, le grand-père du roi actuel avait soutenu les Arméniens victimes du génocide turc pourtant pays prétendu laïc alors que les Jordaniens étaient musulmans. On ne compte qu’environ 200 000 Chrétiens en Jordanie mais ils ont un grand poids économique. Ils sont même surreprésentés au Sénat et le Vice-premier Ministre est chrétien.

Enfin nous faut mentionner les Coptes d’Egypte qui sont les plus nombreux, environ 10 millions. Ils sont présents non seulement dans les villes mais aussi dans les zones plus rurales de Haute Egypte. Ils se considèrent comme les descendants de l’époque des pharaons et sont très nationalistes. Ils ont d’ailleurs participé activement à la lutte contre la présence britannique en Egypte après la Seconde guerre mondiale. L’arrivée au pouvoir de Nasser en 1952 affaiblit le rôle économique et politique des Coptes, certains métiers leur étant dès lors interdits, et ils sont victimes de la réforme agraire. L’islamisation progressive de la société égyptienne depuis les années 1970 va les marginaliser. Après les Printemps arabes, la période Morsi, leader des Frères Musulmans, fait peur aux Chrétiens qui soutiennent le maréchal Al Sissi dans son coup d’Etat ce qui a provoqué la vague d’attentats des années 2013-2014 contre les chrétiens. Depuis deux ans Al Sissi tente un rapprochement avec la communauté copte, en assistant par exemple à la messe de Noël mais les Chrétiens restent sous-représentés au Parlement.

III – Vers une extinction annoncée ?

Au début du XXe siècle, les Chrétiens d’Orient représentaient un quart de la population du Moyen-Orient. Aujourd’hui selon les dernières estimations, ils sont moins de 4%. Proportionnellement le chiffre a fortement diminué mais la population chrétienne a augmenté en nombre absolu, passant de 2 millions en 1914 à près de 15 millions de nos jours, coptes d’Egypte pour l’essentiel.

Si les Chrétiens ne jouent plus un rôle important dans les sociétés orientales depuis les années 1980 et les conflits successifs qui ont touchés cette région depuis des décennies, quelques faits permettent une lueur d’espoir. Ainsi une église syriaque orthodoxe a été consacrée à Bahreïn en 2019, d’autres églises chrétiennes sont en cours- tandis que le Qatar a autorisé en 2008 la construction de la monumentale église Notre-Dame-du-Rosaire à Doha (le pays compte 150 000 chrétiens). En Jordanie, l’Islam est la religion officielle, mais la monarchie hachémite s’emploie à protéger la liberté de culte. Par ailleurs, les Chrétiens demeurent très présents dans les institutions scolaires, universitaires, hospitalières et caritatives.

Le bilan général reste cependant très sombre, les musulmans voyant souvent les Chrétiens comme la cinquième colonne des Occidentaux, les persécutent régulièrement. Ainsi lors de l’invasion américaine en Irak en 2003, le recrutement d’Irakiens de confession chrétienne dans le rang de l’administration d’occupation a fait d’eux des cibles idéales et ils sont alors traités de « croisés ».

Lors de la formation du tristement célèbre Etat Islamique contrôlé par Daesh, les communautés chrétiennes ont été massacrées, soumises ou chassées.

Le sectarisme politique, la menace terroriste et les politiques occidentales contestables marginalisent les communautés chrétiennes et les Chrétiens d’Orient doivent se restructurer politiquement et économiquement pour pouvoir mettre en avant leur particularisme. La diaspora doit elle aussi jouer un rôle important pour éviter la disparition de ces communautés historiques. La diaspora issue des communautés chrétiennes s’intègre bien dans les sociétés occidentales comme le montre la réussite de Carlos Menem ancien Président argentin d’origine syrienne ou celle de Michel Temer ancien Président brésilien d’origine libanaise. La diaspora forme une élite intellectuelle qui peut réformer les sociétés orientales où chaque individu naît, se marie, hérite et meurt entouré d’une insurmontable barrière confessionnelle. L’état civil officiel ne fait qu’enregistrer les indications qui sont fournies par les autorités religieuses. Il faut casser ce conservatisme pour imposer l’idée d’une laïcité adaptée aux réalités locales, d’une démocratisation des sociétés, et imposer le concept des droits de l’Homme. La diaspora doit former un nouveau clergé et de nouvelles élites pour maintenir les savoirs des communautés, par exemple en multipliant les créations de centres éducatifs tel que la Faculté de théologie catholique de Damas qui a ouvert ses portes en 2021.

Même si certaines voix continuent à être favorables à un dialogue islamo-chrétien comme le montre l’œuvre du prêtre libanais Youakim Moubarac, il faudrait dépasser la question minoritaire grâce à une sécularisation accrue, condition essentielle pour assurer la survie de ces communautés, qui sont le baromètre de la bonne santé démocratique.

CONCLUSION

La globalisation cherche à gommer les différences et les Chrétiens d’Orient gênent par leurs particularismes, c’est pourquoi ils sont bien souvent abandonnés à leur sort par les Occidentaux. Même la France et la Grande Bretagne, anciens mandataires de ces territoires, délaissent cette région du monde. Au XXIe siècle, le moindre rôle de la France permet à Poutine de se présenter comme le défenseur des Chrétiens d’Orient. Ces derniers sont co-responsables de leur malheur par l’absence d’un intérêt commun. Il est donc impératif de conscientiser la diaspora pour la reconstruction de sociétés où le rôle des Chrétiens sera crucial pour mettre en avant le bien vivre ensemble.

Bibliographie : MINORITÉS D’ORIENT, Les oubliés de l’Histoire, Tigrane Yégavian, éditions du ROCHER