Thèmes: Civilisation, Histoire Conférence du mardi 11 janvier 1994
ENIGMES CATHARES
Par Alexandre Mussard
La doctrine de la religion cathare –
Comme toutes les religions, le catharisme a pour raison d’être notre besoin de trouver une réponse au problème du mal, à ce conflit entre notre appétit de bonheur et les calamités du monde (misère, maladie, injustice, trahison, mort).
Les cathares résolvent ce problème en affirmant l’existence de deux puissances éternelles, dont l’une incorpore le bonheur, le plus–être, la lumière, et l’autre règne sur les ténèbres, la confusion, la souffrance, le néant. Ces deux puissances ont toujours existé car il est impossible que le bien donne naissance au mal et vice–versa : c’est le dualisme.
L’homme est le terrain de combat de ces deux puissances : son esprit est divin et son corps diabolique. Ce combat a commencé avec la création du monde et se terminera quand toutes les âmes auront rejoint Dieu, Satan restant alors seul.
Mal et malheur sont synonymes: faire le mal c’est être malheureux. Cette découverte est difficile et la réincarnation des âmes a pour but de donner de nouvelles chances (influence bouddhique).
Le catharisme présente ainsi une vision grandiose d’un réarrangement cosmique destiné à corriger une catastrophe: la création. La grandeur de l’homme et sa liberté consistent en sa capacité à contribuer au rétablissement de l’ordre, à la victoire de la justice.
Les cathares récusent presque tout l’Ancien Testament et l’Histoire Sainte jusqu’à Saint–Jean–Baptiste.
Leur maître est Jésus : le messager de Dieu et non le Rédempteur (ce qui les rapproche de l’Islam). A cause de sa nature divine, Jésus n’a pas pu être incarné, ni mis à mort, ni donc ressuscité : c’est une illusion, une image qui a été crucifiée. La croix n’est qu’un instrument de torture, en faire un symbole religieux est une déviation fétichiste.
Il n’y aura pas de jugement dernier, la victoire du bien étant obtenue lorsque la part spirituelle de tous les hommes aura été libérée du corps. Il n’y a ni purgatoire ni enfer autre que la vie de tous les jours. Les prières pour les morts, les pélerinages, le culte de la Vierge, des saints et des reliques miraculeuses : autant de superstitions peu compatibles avec la dignité divine.
Les rites –
Les cathares rejettent le baptême par l’eau et celui des nouveaux–nés. Leur seul sacrement est le « Consolamentum« , à la fois baptême, ordination des « Parfaits » (Croyants ayant reçu le consolamentum que les cathares appelaient « Bonshommes » ou « révêtus« ) et extrême–onction.
Le Consolamentum est précédé par plusieurs années de préparation intellectuelle et morale, et se termine par l’imposition des mains des assistants sur la tête de l’impétrant (héritage manichéen). Il sert aussi à la consolation des mourants auxquels il facilite la réincarnation. La principale cérémonie cathare est conçue comme une mort à la vie mondaine.
D’autres usages liturgiques concernent la confession publique des fautes et l’exhortation réciproque, le salut adressé par les croyants aux Parfaits pour obtenir leur bénédiction, et la « convenentia » ou accord préalable, la préparation au consolamentum des mourants pour ceux qui risqueraient de ne pouvoir donner les réponses verbales exigées par le rite pour cause de blessure ou de maladie. Cette démarche est très importante car après le consolamentum, celui qui guérirait s’est engagé à adopter les règles de vie très austères des Parfaits; ceci a pu être à l’origine de certaines connaissances médicales des cathares.
Le mariage, non prévu par les Evangiles, n’est pas reconnu, il est même interdit aux Parfaits. La messe est remplacée par des réunions de prières tenues en plein air ou chez des particuliers, avec un protocole des plus réduits. Les cathares n’ont pas d’église dont la construction aurait exigé des dépenses. Leur dogme tend constamment vers le contenu moral et spirituel et rejette l’ostentation et le faste.
Les règles de vie –
Le Parfait doit enseigner la doctrine, administrer les rites, travailler de ses mains pour ne pas être à la charge de la communauté, se limiter à une alimentation végétarienne, porter un manteau noir (symbole d’humilité) sans aucun signe distinctif. Les Parfaits sillonnent le pays, généralement par deux.
Le Parfait est seul autorisé à prononcer le Notre–Père dans lequel il substitue aux termes « Notre pain quotidien » ceux de « Pain spirituel« . Il s’abstient de tout acte sexuel (mais ceci laisse le champ libre à l’affection entre personnes de sexe et d’âge indifférent, qui semble avoir souvent été très vive, étant alors un choix libre entre deux personnes libres). Le Parfait renonce à toute violence, même à tout geste de défense, et bien sûr au meurtre d’homme ou d’animal (réincarnation !).
Le catharisme comportait des exercices intellectuels et physiques exaltant la purification spirituelle et le contrôle du corps, et un enseignement ésotérique, sur lesquels nous somes très mal renseignés. La sélection des Parfaits était sévère et très efficace : la décentralisation de leur secte, et l’absence à sa tête de personnalité dominante auraient dû provoquer des différences notables entre les nouveaux convertis, mais on constate au contraire une grande homogénéité de comportement à travers le temps et l’espace.
Cette sélection très exigeante et le fait qu’il n’y avait pas de possibilité de rachat pour un Parfait ayant rompu ses voeux, expliquent qu’il n’y ait jamais eu beaucoup de Parfaits, guère plus de deux mille à une même date en Languedoc, ce qui a facilité leur extermination.
On ne connaît que deux ou trois cas d’abjuration, jamais d’appel à la pitié, de récriminations, mais au contraire, noblesse de ton, réserve, sérénité. Si une seule fois, au cours de ces siècles de persécution, leurs ennemis avaient fait preuve de mansuétude, les Parfaits auraient dû réviser leur conception du monde.
Le croyant cathare ne se distingue des catholiques que par une vie plus simple, plus imprégnée de foi, et par le rejet de l’autorité papale. De la part des Parfaits, le croyant cathare bénéficie d’une large tolérance, sa vie étant considérée comme un stage dans l’attente de la décision de demander le consolamentum. Il est encouragé à rejeter l’autorité du clergé catholique, mais la pratique simultanée des deux religions est admise. Il lui est conseillé d’éviter les tribunaux féodaux et ecclésiastiques, conformément à l’épître où Saint–Paul préconise l’arbitrage par les pairs. Le mensonge lui est interdit et par conséquent la prestation de serment qui implique que l’on puisse mentir ceci est très grave dans une société où les relations entre vassal et suzerain sont basées entièrement sur des serments.
Chez les cathares, l’homme et la femme sont égaux et l’on connaît de nombreuses Parfaites : cette valorisation de la femme rapprochait les cathares des troubadours. Par ailleurs, ils approuvent le prêt à intérêt ; sur ce point, ils rejoignent les Juifs et l’émergente bourgeoisie capitaliste qui a besoin de crédit.
La religion cathare est un effort ambitieux pour résoudre des problèmes éternels: nature de Dieu, organisation du cosmos, sens de la vie et de la mort. Cette religion comporte des éléments initiatiques fort anciens et parfois extérieurs au christianisme. Mais elle est aussi un retour au christianisme primitif, une volonté de vivre strictement selon les préceptes de Jésus et des apôtres. Enfin, c’est un ferment révolutionnaire combinant élitisme et démocratie pour mettre en cause la société du XIIème siècle et tendre à l’égalité de tous les êtres vivants devant Dieu.
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Pour conclure cette première partie de son exposé, consacrée à la religion cathare, Alexandre Mussard suggère un rapprochement avec deux phénomènes culturels qui ont coexisté : « la cabbale » et « l’idéal courtois« .
Moïse de Narbonne déclare « qu’une même cause ne peut pas produire deux effets contraires, donc Dieu, bon, n’a pas créé le Mal« . Pour les cabbalistes « Dieu qui est infini s’est retiré volontairement pour permettre la création de ce monde fini, comprenant l’homme dont l’inquiétude métaphysique répond au désir qu’a Dieu d’être connu. A la fin des temps notre âme sera réunie à Dieu, le monde fini disparaîtra« . En termes cabbalistiques « Dieu aura contemplé Dieu« .
Quant à « l’idéal courtois« , il concerne non l’au–delà mais le comportement quotidien et vise au développement du « paratge« , terme sans équivalent en français qui englobe la vaillance au combat, la générosité, la politesse et le beau langage, la loyauté, le sens de l’honneur conçu comme ce que l’on se doit et ce que l’on doit aux autres. Celui qui possède le « paratge » est seul digne de connaître l’amour courtois, lien de profonde affection dont les troubadours ont exploré toutes les modalités, de l’érotisme à la chasteté.
Troubadours et cathares arrivent au même moment, par des voies différentes, à une valorisation de la femme, à une démystification du mariage traditionnel, à une recherche de la fidélité, qui marquent un changement radical des moeurs et auront une influence profonde sur notre culture. « L’éternel féminin nous entraîne vers le haut » (Faust Goethe).
Indédendant du rang social, le « paratge » fait de l’idéal courtois une sorte de méritocratie. Il aboutit à une nouvelle définition de l’homme, dont un bon exemple est donné par le Parsifal de Guillaume d’Eschenbach où le héros échoue à sa première tentative pour recueillir le Saint Graal car il s’est tu devant la souffrance du roi. « Or, dit le poète « seule la compassion rend l’homme complet« . Il y a parfait accord avec le cathare Bartholomé de Carcassonne : « Les hommes méchants sont néant parce qu’ils sont sans charité« .
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Le sac de Béziers –
Au début de juillet 1209, l’armée croisée quitte Lyon. A Valence, le comte de Toulouse la rejoint. Après avoir été excommunié, Raymond VI vient en effet de se réconcilier avec l’église le 18 juin, acceptant pour cela d’être publiquement flagellé à Saint–Gilles dont il est le suzerain et où le légat Pierre de Castelnau a été été assassiné.
Cette manoeuvre a pour effet de mettre pour quelques années les territoires relevant directement de l’autorité du comte de Toulouse à l’abri de la Croisade et d’en faire retomber tout le poids sur son jeune neveu et turbulent vassal, Raymond–Roger Trencavel, vicomte de Béziers et de Carcassonne.
La première ville à fermer ses portes aux croisés est précisément Béziers. Trencavel a nommé un gouverneur et placé une garnison, puis s’est replié sur Carcassonne pour éviter d’être bloqué dans la ville et pouvoir agir de l’extérieur.
Le 21 juillet, les croisés somment les Biterrois de leur livrer 222 hérétiques dont la liste a été dressée par l’évêque de la ville chargé des négociations. Cet ultimatum est repoussé par les consuls, autorité communale suprême. Les croisés commencent à s’installer en vue du siège. Il s’agit d’établir des camps pour une certaine durée et d’assembler les machines de siège qui n’étaient transportables qu’en pièces détachées.
Le lendemain, quelques habitants de Béziers sortent des remparts, par curiosité ou forfanterie, et vont narguer les croisés les plus proches, des ribauds (ou routiers), hommes de sac et de corde, sans statut militaire précis, capables à l’occasion d’être des combattants féroces. Une bagarre éclate, les ribauds ont le dessus, les Biterrois refluent vers la ville, personne n’a la présence d’esprit de baisser la herse, les ribauds pénètrent et se mettent aussitôt à piller et à tuer. Chevaliers et sergents croisés s’étant armés pendant ce temps les suivent et des combats éclatent un peu partout, tant entre croisés et défenseurs (soldats de Trencavel et miliciens locaux) qu’entre chevaliers et ribauds pour le butin.
Le nombre des assaillants et leur violence font que la résistance n’arrive pas à s’organiser. Plusieurs autres portes sont prises et le sac de la ville commence. La population, en grande majorité catholique, se réfugie dans les églises dont les prêtres « révêtus de leurs ornements » font sonner les cloches et pensent pouvoir interdire l’accès.
C’est alors que la prise de la ville se transforme massacre général. Le légat pontifical, Arnaut Amaury de Cîteaux, aurait répondu à la question de savoir comment distinguer les hérétiques des catholiques: « Tuez–les tous, Dieu reconnaîtra les siens« . Les auteurs qui citent cette phrase expriment souvent des doutes sur son authenticité, mais elle illustre bien le climat qui règne à Béziers ce jour–là. Dans son rapport au Pape, le légat précise: « Sans égard pour le sexe ou l’âge, presque vingt mille de ces gens furent passés au fil de l’épée« . On ne connaît pas de survivant et le massacre fut suivi par l’incendie d’une bonne partie de la ville.
La chute en deux jours d’une place si importante et sa ruine en quelques heures paralysent la volonté de résistance du pays et font croire à une intervention divine. Frappés de terreur, les habitants de la région située entre Béziers et Carcassonne, où les croisés arrivent quelques jours plus tard, se réfugient dans Carcassonne avec leur bétail, épuisant les réserves d’eau, ce qui oblige Trencavel à se livrer aux croisés le 15 août pour obtenir la vie sauve pour sauve pour les habitants qui doivent cependant abandonner la ville et toutes leurs possessions aux vainqueurs.
La prise de ces deux villes et la mort de Trencavel le 10 novembre rompent pour longtemps la possibilité d’une résistance organisée du Languedoc. Deux handicaps essentiels pèseront jusqu’au bout sur son destin politique : l’absence d’unité de commandement et la duplicité des comtes de Toulouse.
A Béziers, c’est l’évêque qui négocie avec les croisés, puis disparaît en abandonnant la ville. Une partie de la garnison dépend des consuls, une autre du gouverneur nommé par Trencavel. Qui est responsable des portes? Raymond VI s’efforce en apparence de donner satisfaction à Rome, mais en sous–main, il encourage la résistance. Son fils en fera de même pendant le siège de Montségur il négocie avec le Pape la levée de son excommunication et signe une seconde paix qui le soumet plus étroitement au roi de France.
La croisade ne se débarrassera jamais du caractère atroce dont le sac de Béziers a donné le ton.
L’Inquisition
Saint–Dominique s’était efforcé de ramener la population du Languedoc au catholicisme en adoptant le comportement des Parfaits (pauvreté et humilité). Mais, exaspéré par le peu de succès de ses efforts, il prononça ces paroles terribles: « Là où ne vaut la bénédiction vaudra le bâton… Là où la douceur a échoué, prévaudra la force« .
Les succès militaires répétés de la croisade eurent plus de résultats au plan politique qu’au niveau religieux. En 1232, le Pape crée l’Inquisition, juridiction ecclésiastique d’exception, ne relevant que de lui, destinée à la répression de l’hérésie (et plus tard de la sorcellerie). En principe, l’Inquisition n’est pas une procédure d’accusation, mais une enquête (d’où son nom) sur les croyances et les pratiques religieuses, mais il en va autrement dans les faits.
Sur la base d’une dénonciation ou d’une rumeur, le suspect est cité devant l’Inquisition, ce qui lui est notifié publiquement par le prêtre de sa paroisse. S’il ne se présente pas, il est excommunié et l’autorité civile est chargée de l’amener devant l’Inquisition.
L’inquisiteur itinérant peut également, en arrivant dans une localité annoncer un traitement peu rigoureux pour ceux qui se présenteront spontanément dans un certain délai, pour témoigner sur eux–mêmes ou sur leurs relations. Ne pas se présenter vaut présomption d’avoir quelque chose à cacher.
Le suspect est d’abord assermenté (moyen sûr pour déceler les Parfaits), puis on lui demande s’il sait pourquoi il a été convoqué (ou se présente spontanément). Il risque alors de s’incriminer pour démontrer son zèle. On ne lui communique aucun motif d’accusation, ni le nom de ses dénonciateurs éventuels. A ceux sur lesquels ne pèsent que de légers soupçons, on fait comprendre qu’il leur suffit de citer quelques noms de sympathisants à l’hérésie pour être relâchés. Les dénonciations ainsi obtenues peuvent aboutir à des dépositions qui permettent de relancer la procédure contre le premier suspect. Tout ce qui est dit est consigné avec le plus grand soin, ce qui contribue à terroriser une population peu habituée à la communication écrite.
Celui qui se montre réticent est incarcéré, éventuellement au « mur strict » (cellule exigüe où il ne peut se tenir ni debout, ni allongé). Selon un inquisiteur, cette détention « donne l’intelligence au suspect« . Elle peut durer indéfiniment. Par une bulle du Pape de 1252 (ad extirpenda), les inquisiteurs sont expressément autorisés à utiliser la torture.
Il n’y a jamais de défenseur, ni de témoins à décharge car ils seraient présumés complices.
La sentence est prononcée par l’inquisiteur qui a mené l’enquête et rempli le rôle de procureur. De toute façon, il faut l’aveu, car selon un manuel de l’Inquisition (Nicolas Eymeric, 1356), « l’hérésie étant un crime de l’esprit ne peut souvent se prouver que par l’aveu du criminel« .
La sentence peut être légère confession plus fréquente, pélerinage à courte distance. Elle peut être plus lourde et imposer le port de croix jaunes infamantes, ou un pélerinage à grande distance, voire en Terre Sainte. Elle peut comporter la confiscation de tous les biens du coupable (ceux–ci ont été mis sous séquestre dès le début de l’instruction pour couvrir les frais de justice). La prison, généralement pour une longue durée, est plus rarement infligée.
Enfin, la peine suprême est le bûcher, appelé « remise au bras séculier« . Aucun appel n’est possible, l’inquisiteur ne relevant que du Pape trop lointain, et la sentence étant exécutoire. On connaît quelques cas où des inquisiteurs trop zélés ou trop maladroits ont été révoqués (Robert le Bougre), mais leurs sentences n’ont pas été cassées pour autant.
Le processus n’était pas arrêté par la mort : une pratique qui a beaucoup choqué les Languedociens consistait à exhumer les suspects pour brûler leur cadavre et faire supporter aux héritiers les pénalités financières.
L’Inquisition pouvait assez rapidement s’auto–financer par les confiscations, dont une partie était versée au Trésor royal, assurant la bienveillance du pouvoir civil.
L’Inquisition a extirpé le catharisme du Languedoc au prix d’une dislocation sociale, d’une suspicion universelle et de la dégradation des biens familiaux. Etendue à l’ensemble du domaine royal, elle a été l’instrument de Philippe le Bel dans le procès des Templiers (1307-1312) qui lui a permis de renflouer sa caisse et d’éliminer un ordre puissant qui ne dépendait que du Pape.
Illustration de la dérive politique de l’effort d’unification religieuse d’Innocent III, l’Inquisition a oeuvré également en Italie, en Allemagne, et surtout en Espagne où l’achèvement de la reconquête a donné au Saint–Office un large champ d’action, en particulier contre les « conversos » israélites.
A Séville, à partir de 1481, au moins 2500 personnes ont été brûlées vives et « une année a suffit à deux inquisiteurs pour démanteler les structures libérales de la cité, paralyser son commerce, la plonger dans la méfiance et la crainte« .
Partant de l’erreur de vouloir imposer l’unité de foi par la terreur, le nombre des victimes de l’Inquisition dépasse largement celui des hérétiques vrais. Il existe peu de procès–verbaux concernant les Parfaits, ils ne disent rien sur la doctrine cathare, soit que la torture n’ait pas eu de prise sur eux, soit que la logique de l’Inquisition mettait fin à la procédure dès lors que l’aveu de l’hérésie entraînait automatiquement le bûcher, et qu’il n’y avait pas de biens à saisir.
La torture a été interdite aux tribunaux du Saint–Office espagnol par une décision papale de 1818, et cette institution supprimée par un arrêté gouvernemental de 1834. Il n’existe aucun acte public de Rome mettant fin à l’Inquisition en tant que telle. Peut–être a–t–on simplement cessé de nommer des inquisiteurs ?
Pour terminer cette seconde partie de son exposé, Alexandre Mussard cite deux historiens :
« Telle était l’inextricable situation où l’église s’était engagée, que chaque victoire devenait une défaite morale qui lui aliénait de plus en plus les coeurs de ceux qu’elle voulait ramener à la foi » – Zoè Oldenburg.
« La rassurante satisfaction de condamner l’Inquisition dans son ensemble et sans mesure, qu’elle ne dissimule pas les dangers plus graves encore et toujours présents d’une Inquisition civile, milice sans pitié d’un pouvoir érigé en religion » – Jacques Pringle.
Montségur –
En mai 1243, l’armée française mit le siège devant Montségur. Commandée par le sénéchal de Carcassonne elle pouvait compter six à huit mille hommes, mercenaires ou milices à cette date il n’y avait plus de Croisés. L’archevêque de Narbonne représentait l’Eglise ; les inquisiteurs qui l’accompagnaient ne relevaient que du Pape. Pour eux il s’agissait :
En face se trouvaient le seigneur du lieu Raymon de Perella, et sa famille, son gendre Pierre de Mirepoix qui commandait une garnison de cent trente hommes, deux cents Parfaits et Parfaites dont un diacre âgé qui avait débattu contre Saint–Dominique près de quarante ans plus tôt, enfin des non–combattants amis et parents. En tout cinq cents personnes étroitement liées par une foi commune, des liens familiaux et le refus de l’annexion française et catholique. Ce défi de Montségur aux puissances dominantes de l’époque rappelle celui des Spartiates aux Thermopyles et des Juifs à Massada.
Montségur était le château–fort le moins grand et le moins défendable de tous. Il tombait en ruine au début du XIIIème siècle quand son propriétaire accepta de le reconstruire à la demande des cathares, bien qu’aucune menace militaire ne pesât sur eux à l’époque. L’architecte ne semble pas avoir pensé à la défense deux portes monumentales sans protection avancée, pas de créneaux, des accès peu commodes au chemin de ronde, un donjon sans communication avec le corps de la place et si bizarrement placé qu’on ne sait s’il protège les remparts ou l’inverse.
Par contre, les points singuliers de cet édifice (angles, montants de portes, meurtrières du donjon) définissent dix–huit axes rigoureusement alignés sur les solstices, les points cardinaux, les signes du zodiaque. Montségur était–il un temple solaire camouflé en château–fort, un observatoire astronomique ou un haut lieu de retraite et de méditation ?
Sa valeur militaire provenait surtout du terrain. Le château est placé à l’extrémité occidentale d’un plateau très accidenté, situé à 1200 mètres d’altitude, aux parois escarpées. Tout mouvement de troupes y est difficile et on n’accède au château que par un sentier acrobatique ou une étroite arête.
Mais la population ne pouvait tenir dans une cour qui n’a que 600m2, surtout compte–tenu de l’espace occupé par d’importantes réserves d’armes, d’aliments, de combustible. Une partie de ces gens vivait dans des constructions légères dont on a retrouvé la trace, entre le rempart du château et le précipice (notons cette anomalie de n’avoir pas placé le rempart au bord du précipice). Chaque habitant de Montségur ne disposait que de 2,5 m2.
L’alimentation en eau posait un autre problème. Une citerne située dans le donjon devait recueillir l’eau de pluie et pouvait contenir soixante mètres cubes. Compte–tenu de la superficie du donjon et en supposant la citerne pleine au début du siège, on considère que chaque habitant a disposé d’un litre et demi d’eau par jour. S’il n’a jamais été signalé comme une raison de la capitulation, le manque d’eau a sûrement créé des conditions de vie extrêmement pénibles. Et pourtant, Montségur a tenu dix mois, alors qu’aucun autre château cathare n’a résisté plus de quatre mois !
Les premiers mois du siège furent consacrés à un blocus peu efficace ; il existe en effet de nombreuses voies d’accès praticabless (pour des hommes connaissant bien le terrain) et difficiles à surveiller. En octobre, les assiégeants occupèrent la majeure partie du plateau et y assemblèrent une pierrière (appareil de siège servant à lancer des boulets de pierre par l’action d’un contre–poids). Comme elle était tenue à distance par une barbacane qui coupait l’arête du plateau à une centaine de mètres du château et à vingt–cinq mètres en contrebas, elle était à portée maximum, ne pouvait expédier que des boulets légers et faisait peu de mal, d’autant que la garnison avait reçu le renfort d’un ingénieur qui avait construit une arbalète de rempart pour faire contre–batterie.
Mais, vers Noël les assiégeants parvinrent (sans doute par trahison) à prendre pied de nuit sur l’arête, entre le château et la barbacane, à s’emparer de celle–ci, et à rapprocher leur pierrière qui pouvait maintenant battre toute la zone occupée par les assiégés, expédiant en tir plongeant un boulet de cinquante kilos toutes les vingt minutes.
La situation dans Montségur devint alors épouvantable : manque de place, conditions sanitaires lamentables, plus d’espoir sérieux d’intervention des seigneurs féodaux. Les cathares décidèrent d’évacuer leur trésor, une somme indéterminée en pièces de monnaie, qui fut cachée provisoirement dans une forêt et devait servir à recruter un chef de routiers aragonais; mais il ne put forcer le blocus.
Fin février, une sortie destinée à reprendre la barbacane échoua de justesse et en la repoussant, les assiégeants furent sur le point de pénétrer le château. Peu après, les défenseurs prirent contact avec les assiégeants pour négocier leur reddition qui fut conclue aux conditions suivantes :
Pourquoi ce délai ? On a suggéré que cela permettait aux cathares de fêter la Pâque manichéenne au solstice de printemps (le 15 mars). Or aucun document ne démontre qu’ils aient donné à cette date une importance particulière. Peut–être ce délai était–il nécessaire pour compléter l’initiation des croyants qui désiraient recevoir le Consolamentum ?
En effet, dix–sept personnes, dont six femmes y compris l’épouse de Raymon de Perella, ont alors reçu ce sacrement qui signifiait une mort certaine, imminente et atroce. Pour les vainqueurs, ce délai était peut–être nécessaire pour préparer le bûcher, à une altitude et en une saison où le bois sec était rare.
Pendant les derniers jours de la trêve, ceux qui allaient mourir distribuèrent leurs maigres richesses à leurs défenseurs de l’huile, un peu de sel, de la cire, une couverture avec quelque pièces de monnaie, quelques vêtements, des sandales. Ceux qui recevaient ces modestes cadeaux y attachaient une grande valeur.
Le 16 mars 1244, les Parfaits (et parmi eux une grand’mère, sa fille et sa petite–fille) furent placés sur un lit de fagots dans une enceinte érigée à trois cents mètres sous le château et brûlés vifs.
Au cours de la nuit qui suivit, Mirepoix fit évader trois Parfaits qu’il avait caché dans un souterrain. S’agissait–il de retrouver le trésor évacué deux mois plus tôt ? Mais alors pourquoi avoir attendu si longtemps au risque de voir dénoncer la capitulation et périr les otages? Ou de mettre en lieu sûr des documents secrets ou des objets de grande valeur, peut–être le Saint–Graal ? Les inquisiteurs, par les registres desquels cet épisode est connu n’ont pas été très curieux, et le mystère est entier.
D’autres châteaux résistèrent au–delà de 1244 (Quéribus ne se rendra qu’en 1255) et l’Inquisition continuera à pourchasser des Parfaits dont le dernier ne sera brûlé qu’en 1321.
Mais la victoire du catholicisme était assurée et l’autorité royale établie dès la chute de Montségur. Ce siège garde pour les Occitans une profonde valeur symbolique et les hommes épris de liberté et de tolérance se souviennent de Montségur et de l’héroïsme de ceux qui y étaient réfugiés.
Les énigmes…
… relatives à Montségur :
… d’ordre historique :
… sur la littérature :
… sur l’histoire des idées :
… sur l’enseignement :
Nous ignorons tout de l’enseignement secret des Cathares, celui qui était réservé aux Parfaits, et dont on peut supposer l’existence et la portée en constatant que plus de mille d’entre eux ont préféré mourir sur le bûcher plutôt que de manger du poulet (réincarnation).
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Alexandre Mussard nous cite quelques opinions d’auteurs :
Salomon Reinach écrivait vers 1900: « Je défie qu’on trouve une seule opinion persécutée par l’Eglise du Moyen–Age dont l’adoption n’aurait eu pour conséquence une diminution de ses revenus« .
Dans un de ses derniers textes, Simone Weil (1909-1943) agrégée de philosophie, auteur de « L’attente de Dieu« , s’exprime ainsi sur les Cathares: « L’avenir de la Méditerranée repose sur les genoux des dieux. Mais une fois, au cours de ces vingt–deux siècles, une civilisation méditerranéenne a surgi qui, peut–être, aurait atteint un degré de liberté spirituelle et de fécondité aussi élevé que la Grèce antique si on ne l’avait pas tuée« .
Pour l’historien Jacques Madaule (1973) le principal résultat de la destruction du catharisme a été l’échec du christianisme en tant que facteur unificateur européen, au bénéfice des nationalismes (avec le remplacement du latin par les « langues vulgaires).
Le professeur Costen, dans un cours à l’Université de Bristol, relève des résultats qui ne sont pas tous négatifs :
En effet, quelques leçons peuvent être tirées du fait que le catharisme fut la dernière hérésie majeure à être totalement extirpée par l’église catholique. Vaudois (en France puis en Italie), Lollards (en Angleterre), Hussites (en Bohème puis en Allemagne), au XVIème siècle, les nombreuses sectes réformées ont toutes survécu aux persécutions sous une forme ou une autre.
Une cassure semble se produire vers l’an 1200 entre une période où l’église catholique avait le monopole incontesté des valeurs spirituelles et morales et un monde nouveau où la vérité imposée n’est plus perçue comme indiscutable, où les hommes veulent la découvrir par une quête personnelle. Dans ce nouveau monde, la diffusion des connaissances est étroitement liée à la pluralité des opinions, et tout effort vers l’absolutisme provoque automatiquement une résistance qui peut prendre toutes sortes de forme.
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Alexandre Mussard conclut en nous proposant de retenir que les évènements qu’il a évoqués posent pour chaque chrétien un problème moral, que l’étude de la croisade contre les cathares démontre que la religion et la politique font mauvais ménage, que c’est bien à tort que l’on dit « qui veut la fin veut les moyens« , enfin que cette période représente dans l’histoire de l’Occident un point d’inflexion essentiel, comparable à la découverte de l’Amérique et à la Révolution française.
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ANNEXE
Quelques dates –
1077 . Humiliation de l’empereur Henri IV à Canossa
1099 . Prise de Jérusalem par les Croisés
1119 . Fondation de l’Ordre des Templiers
1167 . Concile cathare présidé par le diacre Nicétas (de Constantinople)
1204 . Prise de Constantinople par la 4ème croisade
1206 . 600 Parfaits assistent à un concile cathare à Mirepoix
1205-1209 . Prédication de Saint-Dominique : « Là où ne vaut la bénédiction prévaudra le bâton »
1208 . Meurtre du légat Pierre de Castelnau
1209 . Début de la croisade des Albigeois, prise de Béziers et de Carcassonne
1210 . Epoque de la rédaction du Parsifal de W. von Eschenbach
1213 . Bataille de Muret, mort du roi d’Aragon
1214 . Bataille de Bouvines
1215-1216 . Concile de Latran. En Angleterre, Magna Carta
1216 . Mort de Innocent III
1218 . Mort de Simon de Montfort devant Toulouse
1229 . Traité de Meaux préparant l’intégration du Languedoc au domaine capétien
1233 . L’Inquisition est confiée aux Dominicains; meurtre de deux inquisiteurs à Cordes
1235 . Expulsion de tous les religieux par Toulouse
1236 . Début de l’extermination des Prussiens par les chevaliers teutoniques
1242 . Massacre d’inquisiteurs à Avignonet; victoire d’A.Nevski sur les chevaliers teutoniques (« Bataille des Glaces »)
1243 . Traité de Lorris confirmant celui de Meaux et réduisant les prérogatives du comte de Toulouse
1244 . Bûcher de Montségur (16 mars)
1252 . Innocent IV autorise l’usage de la torture par les inquisiteurs (bulle « ad extirpenda »)
1255 . Reddition de Quéribus. Le catharisme entre dans la clandestinité
1258 . Traité de Corbeil
1303 . Incident d’Agnani
1307 . Procés des Templiers
1318-1325 . l’Inquisition à Montaillou
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