Thèmes: Histoire – Civilisation Conférence du mardi 3 octobre 2023
LEPTIS MAGNA ET SABRATHA, CITÉS ROMAINES DE LIBYE
Par Madame Sophie FAVROLT, historienne de l’art, guide-conférencière agréée par la Réunion des musées nationaux et du Ministère de la Culture, et auteure.
INTRODUCTION
La Libye actuelle possède un riche patrimoine culturel hérité notamment de l’Antiquité. La Tripolitaine, région située au nord- ouest du pays, comprend de nombreux témoignages des périodes puniques et romaines. Les archéologues ont mis à jour de nombreux monuments de l’Antiquité essentiellement à Leptis Magna mais aussi à Sabratha.
Fondée par les Carthaginois, Leptis Magna devient romaine après la troisième guerre punique en 146 av. J-C et connaîtra un essor remarquable avant de perdre de sa splendeur à la chute de l’Empire romain d’Occident puis l’invasion musulmane au VIIe siècle. Dans les années 1930, l’Italie fasciste cherchera à remettre en valeur la présence romaine donc italienne sur le sol libyen et fera entreprendre de grandes fouilles ainsi que des restaurations.
La cité est finalement classée au patrimoine mondial de l’UNESCO en 1982.
I – Dans l’orbite de Carthage (1000 av. J-C – 146 av. J-C).
A l’origine Leptis Magna, qui portait le nom de Lpqy, n’était qu’une escale maritime pour les Phéniciens puis un comptoir pour les Carthaginois. Ces derniers prenant conscience de sa position géographique stratégique, transforment aux environs de 500 avant J-C le comptoir en ville afin d’éviter que les Grecs ne s’en emparent. En effet, nombreux étaient les conflits entre la Tripolitaine, région contrôlée par les Carthaginois, et la Cyrénaïque, région plus à l’Est, contrôlée par les Grecs. Afin d’éviter ces conflits Carthage et Cyrène décident de faire partir des jeunes gens chacun de leur côté, le lieu de rencontre marquerait la frontière. Mais, du côté des Carthaginois, les frères Philènes violent la convention en partant avant l’heure convenue. Cette fraude n’échappe pas aux Cyrénéens qui déclarent être prêts à reconnaître cette frontière si les deux frères acceptent d’être enterrés vivants sur le lieu. Conscient que leur territoire serait largement agrandi s’ils se sacrifient, les frères Philènes acceptent cette proposition. Le souvenir des frères Philènes et leur noble dévouement à leur patrie a survécu au fil des siècles, au point qu’en 1937, un arc dit Arc des Philènes, est inauguré par Mussolini.
Au IVe siècle avant notre ère la Tripolitaine et ses trois villes principales (d’où elle tire son nom) Sabratha, la plus à l’ouest, Oea (actuelle Tripoli), au centre, et Leptis Magna, la plus à l’est, s’enrichissent car il s’agit-là d’une région pivot entre les produits originaires de l’intérieur du continent et les rives nord de la Méditerranée. Les principaux produits sont les onguents, les parfums, l’or, les autruches pour leurs plumes, les animaux sauvages pour les jeux du cirque et surtout les esclaves. Dans le même temps, les Carthaginois développent sur la côte de nouvelles cultures comme la vigne, les figuiers et les oliviers. La Tripolitaine devient assez rapidement une des principales régions productrices d’huile d’olive. Toutes ces richesses sont fortement taxées par les autorités carthaginoises ce qui les rend très impopulaires aux yeux des locaux. De ce fait, Leptis Magna s’allie avec Rome dès 202 AV. J-C afin d’échapper au joug carthaginois.
Très peu de monuments de l’époque punique subsistent de nos jours car lorsque la Tripolitaine passe sous l’autorité des Romains, ces derniers construisent leurs monuments sur ceux existants. Cependant, à Sabratha on trouve le mausolée dédié au dieu Bès, dieu originaire d’Egypte et adopté par les Carthaginois. Ce monument témoigne que Sabratha abritait une communauté économique et culturelle composée de divers peuples : puniques, grecs et égyptiens. C’est aussi un exemple de syncrétisme car il est à la fois décoré de motifs égyptiens et de motifs grecs. On retiendra que Sabratha ne s’est pas ralliée à Rome, contrairement à Leptis Magna ; des traces de commerce montrent que l’activité à été poursuivie.
II – A l’époque romaine.
A/ Sous la République romaine
Vers 200 av. J-C, Leptis Magna devient d’abord autonome puis après la destruction de Carthage en 146 av. J-C à l’issue de la Troisième Guerre Punique, elle passe sous autorité romaine. En 111 av. J-C, un traité d’alliance est conclu avec Rome.
Pendant la guerre civile entre César et Pompée, Leptis Magna choisit le camp du second, ce qui lui coûtera cher car César, victorieux en 48 av. J-C, impose à la ville une taxe annuelle de trois millions de livres d’huile d’olive pour son erreur de jugement. La cité est ensuite incorporée dans la province d’Afrique par Tibère et devient un centre de commerce important.
B/ Sous les Julio-Claudiens (27 av. J-C – 68).
En 27 av. J-C, se met en place l’Empire romain, c’est le partage de l’autorité et des territoires entre l’Auguste et le Sénat. Une légion romaine s’installe en Afrique, la Legio III d’Augusta. Les Empereurs romains cherchent à développer la Tripolitaine et en particulier Leptis Magna. Le plus ancien vestige de l’époque romaine retrouvé dans cette cité est le marché qui fut aménagé en 9 av. J-C aux frais d’un notable d’origine carthaginoise, Annobal Rufus comme l’atteste une plaque dédicatoire. Les diverses inscriptions retrouvées sont toutes en latin et en langue locale, ce qui prouve que les deux langues cohabitaient parfaitement. Le marché était un rectangle d’environ 100 mètres de long au centre duquel se trouvaient deux kiosques circulaires posés sur une plate-forme octogonale à degrés, entourés de colonnes ioniques. Des boutiques étaient adjointes à trois des portiques périphériques. Entre les deux pavillons, il subsiste des tables de mesure de capacité et de longueur montrant que l’on utilisait diverses mesures originaires des différentes régions de l’Empire.
C’est également à cette époque qu’est construit le théâtre de Leptis Magna, premier théâtre en terre africaine. Il est construit sur la nécropole punique. Il comprend un mur de scène d’une hauteur de trois étages, décoré de colonnes corinthiennes. Une partie du théâtre, comme dans tous les théâtres romains, est dédiée aux dieux donnant un caractère liturgique au bâtiment. Le donateur, mentionné sur une inscription est le même que pour le marché, Annobal Rufus.
Un temple, le chalcidicum, qui doit son nom à un petit temple dédié à Vénus Chalcidica, est également construit. L’édifice, financé lui aussi par un riche citoyen d’origine punique, Iddibal Caphada Aemilius, est consacré en 12 à la divinité d’Auguste. On peut ainsi constater que la population s’est parfaitement intégrée au monde romain.
En 35, l’Empereur Tibère fait construire une imposante arche à l’extérieur de la cité qui indiquera l’axe d’agrandissement de la ville.
Une des plus importantes infrastructures pour Leptis Magna est le port. Le premier port de la cité est fait sous Néron vers 50. L’oued Lebda est transformé en port-canal. Il a sûrement subi un ensablement prématuré en raison de l’édification de quais et entrepôts qui ont eu pour conséquence d’endiguer les crues de l’oued.
En 56, Néron fait aussi construire en dehors de la ville un amphithéâtre qui pouvait accueillir entre 12 000 et 16 000 spectateurs. La forme de l’amphithéâtre est particulière et ne suit pas le plan classique en ellipse des amphithéâtres romains. Il est formé de deux demi-cercles rattachés par de courtes parties rectilignes. Cette forme spécifique permet une excellente acoustique et l’on suppose que c’était le but recherché, Néron étant très épris de poésie, il avait créé une nouvelle forme de spectacle comprenant des concours musicaux et poétiques en plus des classiques combats de gladiateurs.
Enfin l’ancien forum date aussi de l’époque des julio-claudiens. Ce vieux forum fut construit à l’emplacement du marché carthaginois. C’est là que l’on trouve les bâtiments officiels des Ier et IIe siècles : au sud, la basilique et la curie ; au nord, les principaux sanctuaires de la ville dédiés aux dieux et héros protecteurs de la ville : temple de Liber Pater, temple de Rome et d’Auguste et temple d’Hercule.
C/ Sous les Flaviens et les Antonins (69-92 / 96-192).
Durant le règne de ces deux dynasties romaines, plusieurs temples seront construits à Leptis Magna dont celui de Cybèle, déesse de la fertilité identifiée à Leptis Magna à une déesse locale. L’emplacement choisi pour le temple montre l’importance qu’on lui accordait : il est situé sur le vieux forum, où se trouvent également les temples de Shadrapha, Liber et Milkashtart/Hercule, les deux dieux protecteurs de la ville.
A Sabratha, un forum et une basilique judiciaire sont édifiés au cours du Ier siècle. La basilique est agrandie sous les derniers Antonins pour atteindre 72 mètres de long. Durant la première moitié du Ve siècle cette basilique judiciaire est transformée en église. Sous Justinien Ier, une nouvelle basilique est construite, son sol est une mosaïque décorée d’arbres stylisés et de motifs géométriques. On trouve d’autres temples à Sabratha notamment celui de Jupiter, le plus grand, et celui de Sérapis, construit en grès local et recouvert de stuc. Ces temples sont souvent dédiés à la fois aux divinités étrangères et aux divinités romaines.
En 110, Trajan confirme le statut de colonie à la Tripolitaine et un droit italique est mis en place.
En 120, un aqueduc est construit aux frais de Servilius Candidus. Cette nouvelle infrastructure permet un agrandissement de la ville de Leptis Magna. Un autre quartier se développe sur la côte, la decumanus maximus. En 162 sous le règne de Marc Aurèle, la cité est dotée d’un hippodrome bâti près du bord de mer. Cet hippodrome peut contenir jusqu’à 23 000 spectateurs et s’étend sur 450×100 mètres. La spina euripus de l’hippodrome est composée de cinq bassins et un petit temple ce qui est très rare en Afrique. L’hippodrome est très populaire et plusieurs mosaïques représentant des courses ont été retrouvées dans les villas de riches notables.
L’empereur Hadrien qui régna de 117 à 138 fera de nombreux voyages dans son empire et passera par Leptis Magna. L’Afrique romaine prend de plus en plus de poids politique et un parti africain se forme à Rome. C’est durant le règne d’Hadrien que seront construits les thermes qui couvraient 3 hectares et qui comprenaient les piscines du frigidarium ou bain froid, le tepidarium ou bain tiède, enfin le caldarium ou bain chaud au fond du bâtiment. L’intérieur des salles était richement décoré de mosaïques représentant des scènes de chasse ; ces thermes sont indifféremment appelés thermes d’Hadrien ou thermes de chasse. C’était un lieu important de la vie sociale, où les habitants se rencontraient, échangeaient et négociaient. Un palastre est aussi érigé afin de pratiquer les sports et les arts. On peut rappeler qu’Hadrien était « hellénophile » (il sera le premier empereur romain à porter la barbe) ; il n’y a rien de surprenant à constater l’influence grecque sur ces lieux sociaux.
D/Sous les Sévères (193-235).
Leptis Magna connaît sa plus grande prospérité quand en 193, un de ses enfants, Lucius Septime Sévère, devient empereur. Septime Sévère est le premier empereur africain. Issu par son père d’une famille libyenne il est à la fois de culture berbère et punique. Il obtient la citoyenneté romaine et sera empereur de 193 à 211. Il favorise sa ville natale, en bâtissant notamment de somptueux monuments, faisant de Leptis Magna une des trois plus belles villes africaines, rivalisant avec Carthage et Alexandrie. En 203 l’Empereur se rend dans sa ville natale où il est reçu avec faste. Ce sera la seule et unique visite impériale de Septime Sévère pour sa ville natale.
Le forum sévérien est inauguré lors de la visite de l’Empereur à sa ville natale. C’est un espace de 6000 m² bien que le projet initial prévoyait le double de surface. Cet ensemble monumental est dominé par le temple de la famille impériale et ce forum a une évidente vocation impériale. Ce nouveau forum est une vaste esplanade entourée d’un haut mur de pierre de taille. Le péristyle, pavé de marbre blanc, était décoré de pierres aux couleurs différentes : arcades en cipolin vert et colonnes de granite rose. Des médaillons représentant des têtes de Méduses et des Néréides rehaussent les architraves des arcades. Cette richesse dans la décoration ainsi que certains motifs typiquement orientaux laissent penser que ce sont des artistes venus d’Asie Mineure qui ont travaillé à Leptis Magna.
L’importation massive de marbre de l’Egée pour recouvrir les monuments aura un effet négatif à long terme car on bâtissait avec des matériaux de piètre qualité, tout étant ensuite recouvert de marbre. Au fil des siècles lorsque le marbre se délabre, les structures se dégradent très rapidement. De ce fait peu de monuments de l’époque des Sévères sont parvenus jusqu’à nous.
C’est également pour la visite de Septime Sévère qu’un arc est construit. Cet arc de triomphe, percé de quatre portes de 20 mètres de haut, mesure 40 mètres par 40 mètres et possède trois étages. Surélevé de trois marches, il ne permettait pas le passage des chars qui devaient le contourner. Cet aménagement est surprenant car les Romains étaient de très bons urbanistes et cherchaient toujours à fluidifier les déplacements. Ici l’arc est un obstacle et n’a comme fonction que de mettre en valeur l’Empereur et sa famille. Ainsi l’arc construit en calcaire est recouvert de plaques de marbres sculptées représentant des frises de vignes, de batailles et une cérémonie triomphale en l’honneur de Septime Sévère et ses fils, à côté de Jupiter et Junon représentés sous les traits de l’Empereur et de sa femme Julia Domna.
En 210, une nouvelle voie large de 44 mètres et bordée de colonnes est construite afin d’organiser des parades pour d’éventuelles nouvelles visites impériales. C’est également sous Septime Sévère qu’est érigé un nymphée. Pour cela on détourne l’oued Lebda. Le nymphée est placé à l’endroit où la rue des Colonnes change de direction, marquant par sa forme semi-circulaire, l’angle créé.
Enfin à la période sévérienne est bâtie la basilique hors du forum mais qui lui est contigüe. La basilique est commencée sous le règne de Septime Sévère et sera terminée sous le règne de Caracalla. La basilique sévérienne servait de tribunal public. Les Byzantins la transformèrent en église au VIe siècle. La nef de cette luxueuse basilique pavée de marbre comprenait 80 colonnes. Les pilastres sont décorés par des représentations de Dionysos et Hercule, les deux patrons de la ville.
III – L’heure du déclin (IIIe- XXe siècles).
Lors de la crise économique du IIIe siècle, le commerce décline et Dioclétien, originaire de la Croatie actuelle, rejette la Tripolitaine dans la sphère provinciale. Peu à peu les élites quittent la région. Entre 306 et 365 plusieurs séismes détruisent partiellement Leptis Magna. Par ailleurs, à cette même période la région est attaquée par les Austuriani et les Aguatan, des peuples de l’intérieur des terres. Ces événements ont pour conséquence l’abandon d’une partie de la ville à la fin du IVe siècle.
Leptis Magna connaît un faible renouveau sous le règne de Théodose Ier mais en 439, Leptis Magna et le reste des villes de Tripolitaine passent sous le contrôle des Vandales quand le roi Genséric prend Carthage aux Romains pour en faire sa capitale. Au VIe siècle Byzance renverse le royaume des Vandales et Leptis Magna redevient une capitale provinciale. C’est à cette époque que la basilique sévérienne est transformée en l’église Vierge Théotokos. En 650 les Arabes envahissent à leur tour la Tripolitaine et Leptis Magna disparaît de la carte.
Du XVIe au XIXe siècles, le patrimoine de Leptis Magna est pillé par les Turcs et les Européens. Ainsi, un consul français, Claude Lemaire, qui représentait Louis XIV à Tripoli, exploita à son profit les ruines de Leptis Magna en faisant expédier en France plusieurs colonnes de marbre utilisées dans divers monuments français ; on en retrouve à Versailles.
Sabratha et Leptis Magna seront peu à peu ensevelies sous les sables, tandis que Oea continuera sa route pour devenir Tripoli.
Dans les années 1920, les premières fouilles archéologiques italiennes ont lieu et s’intensifient dans la décennie suivante car le régime de Mussolini cherche à légitimer la présence italienne sur le sol libyen.
CONCLUSION
Classée au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1982 et cité en péril en 2016 suite aux événements politiques qui ont touchés la Libye, Leptis Magna fut dans l’Antiquité une ville importante aussi bien pour les Carthaginois que pour les Romains.
Leptis Magna, et dans une moindre mesure Sabratha, s’agrandissent au fil des siècles et s’intègrent parfaitement dans l’Afrique romaine. Leptis Magna connaîtra son apogée sous le règne de l’empereur Septime Sévère, natif de la ville. Les Vandales, Byzance, les Arabes occuperont ces lieux, avant de les abandonner aux sables du désert, d’où les archéologues italiens les dégageront, même s’il reste encore beaucoup de travail.
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