Thème : HISTOIRE Mardi 14 février 2012
LA VIA FRANCIGENA – Sur la route des Francs de la Manche à Rome
Par André Paleologue – Docteur en histoire, expert-consultant Unesco
«Tous les chemins mènent à Rome»
Si l’on se réfère au réseau routier européen d’aujourd’hui ou à celui qu’on devrait assurer dans l’avenir on utilise plutôt les termes de «couloirs» et de «corridors». Néanmoins, nous sommes émerveillés de redécouvrir – archéologie aidant – que les routes de l’Empire romain et du Moyen-âge aient été pour le moins aussi efficaces et bien conçues. En cinq siècles, Rome a construit près de 80.000 km de routes qui ont façonné les lignes directrices de l’Europe. Une de ces grandes voies a assuré pendant des siècles un va-et-vient continu entre la Britania et Rome en traversant la Gaulle et les Alpes, la plaine du Po, les collines de Toscane et le Latium. De Rome, la via Apia menait ensuite à Brindisi et de là, sur la via Egnatia on pouvait, depuis la côte adriatique jusqu’à Constantinople, parcourir toute la Macédoine.
La «route de Rome» que Jules César traça après avoir passé le Rubicon devint rapidement l’épine dorsale du système routier romain de l’Europe occidentale. Cette route antique – une des plus fréquentées car elle reliait Rome aux provinces situées au nord de l’Empire -, fut baptisée au Moyen-âge «Route des Francs» ou encore la «Route des Anglois» car elle permettait aux Britanniques fraîchement christianisés de se rendre à Rome. Elle fut décrite en 990 de manière extrêmement précise par l’évêque de Canterbury, Sigerius qui à son retour de Rome paré du pallium – symbole de son investiture – note soigneusement les 80 étapes qu’il a franchies. Bien avant Charlemagne l’a empruntée aussi tout comme, plus tard, Saint Anselme et Saint Bernard. De même, les chevaliers de Flandre et de Bourgogne, d’Angleterre ou d’Allemagne à l’époque des Croisades.
A l’instar des chemins de Compostelle, la Via Francigena devint route de pèlerinage vers la Ville Eternelle pour les fidèles venant de France, des Pays-Bas et de Grande Bretagne. Bien que les pèlerinages liés aux années saintes (jubilées) assurèrent le succès de la Via francigena jusqu’à la fin du Moyen-âge, la route des «Romieux» tombera peu à peu dans l’oubli. Henri VIII d’Angleterre ayant décidé au XVIème siècle de rompre avec Rome, les «Anglicans» n’avaient donc plus à s’y rendre. S’ajoutèrent, également, les Guerres de religions ainsi que la décision des Protestants du Vaud et du Valais de rendre quasi impossible le passage des Catholiques sur leurs territoires. Pourtant, la Via francigena s’est avérée efficace lors des campagnes napoléoniennes. Bonaparte avait retenu l’importance stratégique et topographique de cette route. L’ancien élève de l’Ecole militaire de Brienne-le-Chateau (une des haltes obligatoires sur la Via francigena) a mis à profit les cours d’histoire militaire dont il raffolait et réalisa un des exploits les plus retentissants de l’armée française. Empruntant la Via francigena, il franchit les Alpes par le col du Grand Saint Bernard à la tête de 40 000 soldats français et attaqua par surprise les positions autrichiennes en Italie du nord. A Marengo, en juin 1800, il anéantit l’armée des Habsbourg et proposa un autre destin à l’Italie.
Au XXe siècle la ferveur religieuse atténuée, le commerce investit les chemins de la foi, jusqu’au jour où le gouvernement italien décida de revaloriser la Via francigena comme «itinéraire culturel de l’Europe». Ainsi, elle connaît aujourd’hui une nouvelle vie grâce au tourisme.
S’engager aujourd’hui sur la Via francigena suppose non seulement traverser géographiquement l’Europe occidentale du Nord au Sud, mais effectuer un vrai parcours initiatique à travers l’histoire et la culture de notre continent. Au gré des étapes que nous choisissons, les paysages pittoresques des Alpes, de la vallée d’Aoste et de la Toscane s’ajoutent aux rencontres avec un patrimoine artistique français, suisse et italien du meilleur cru. Occasion de réaliser un inoubliable «pèlerinage» au cœur même de la civilisation européenne.
Les étapes
Aujourd’hui, la Via francigena n’est balisé qu’en Italie et en Suisse, et toujours pas sur le territoire français ! Le parcours, calqué sur celui de Sigéric, compte près de 1700 km à partir de Cantorbéry et un nombre impressionnant de sites culturels et religieux à ne pas manquer. Après le franchissement de la Manche, depuis Wissant, la Via francigena passe, entre autres, par Arras, Laon, Saint Quentin, Reims, Châlons-en-Champagne, Bar-sur-Aube, Langres, Besançon et Pontarlier ; en Suisse, par Orbe, Romainmôtier, Lausanne et Saint-Maurice, avant de gravir le Col du Grand-Saint-Bernard ; en Italie, par Aoste, Ivrée, Verceil, Pavie, Fidenza, Parme, Aulla, Carrare, Lucques, San Gimignano, Sienne, Bolsena, Viterbe, pour atteindre enfin Rome par la via Cassia et le Corso di Francia.
Quelques exemples de merveilles à observer sur le parcours
Sur son chemin le pèlerin qui souhaite se recueillir ou enrichir son bagage de connaissances découvrira des monuments aussi grandioses qu’insolites, comme les cathédrales de Laon, de Saint Quentin et de Reims, de Lausanne et de Saint Maurice, de Fidenza, de Parme, de Carrare et surtout celles de Sienne et de Lucques où le symbole du «labyrinthe» encore visible et vivant nous invite de trouver le chemin de lumière vers nous-mêmes. Ainsi, il n’est pas fortuit que la cathédrale du sacre des rois de France se trouve sur la Via francigena.
Toutes les étapes sont lourdes de significations et chaque arrêt est une occasion de constater le haut niveau de civilisation que les habitants des villes et villages situés sur la Via francigena ont pu atteindre. A Bar-sur-Aube et à Clairvaux nous retrouvons les lieux de départ de l’aventure cistercienne. A Langres et à Besançon les ruines romaines happent notre attention. Arrivés en Suisse, sur les murs de la vieille église d’Orbe (devenue temple protestant), la fresque du «Dit des trois vifs et des trois morts » nous interpelle : elle nous rappelle aujourd’hui encore combien tous les humains, fortunés ou non, sont égaux face à la mort et ceci devrait nous inciter toujours à plus d’humilité.
Plus loin, à Lausanne, les reliefs du portail sud de la grande cathédrale atteste la présence des maîtres lombards venus d’Italie (pourquoi pas d’Antelami en personne !), ainsi que des maîtres venus de Laon et d’Arras. Le gisant d’Othon de Grandson rappelle les étroites relations qui s’établirent au Moyen-âge entre la maison royale anglaise et les grandes familles vaudoises. Tout ceci fut facilité par la Via francigena et tout s’explique aisément.
L’abbaye de Saint-Maurice du haut de ses 1500 ans d’activité ininterrompue regorge à son tour de trésors d’histoire et de beauté. Martigny – la romaine – amorce, ensuite, la montée du col du Grand Saint Bernard. Accrochées à des poteaux coiffés du célèbre bicorne noir, les gravures (agrandies) que Napoléon Bonaparte à fait faire pour témoigner du glorieux passage de l’armée française en 1800, jalonnent les virages jusqu’à l’Hospice de saint Bernard de Menthon.
Après avoir parcouru la vallée d’Aoste l’arrêt le plus apprécié par les pèlerins de la Via francigena est sans aucun doute la ville de Verceil avec son hôpital, ses basiliques et la bibliothèque de l’Evêché qui garde entre autres chefs d’œuvres le fameux «Vercelli book» – vénérable manuscrit d’avant l’an mille considéré comme véritable acte de naissance de la langue anglaise littéraire.
A Pavie retiennent l’attention le «Ponte Coperto» du XIVème siècle qui relie les rives du Tecin, la basilique San Michele – un des meilleurs exemples de style roman «lombard» et surtout la basilique San Pietro «in ciel d’oro» qui a accueilli les reliques de Saint Augustin et la tombe de Boèce un des pères fondateurs de l’enseignement scolastique.
On arrive à Plaisance où de belles équestres rendent hommage aux membres de la famille Farnèse. A Fidenza, face au «domo» (vrai bijou de l’art lombard), on trouvera le siège officiel de l’Association européenne de la Via Francigena et son centre de documentation et information.
A Parme, le sublime baptistère du XIIIème siècle aux fresques de «style byzantin» nous captive. Après avoir traversé la chaine des montagnes Apennins, un petit musée sur les pèlerins d’antan nous accueille à l’abbaye San Caprese d’Aulla. Ce couvent est lieu de toutes les attentions surtout depuis que les archéologues découvrirent que les reliques de Saint Caprais (guide spirituel des saints Honorat et Venance de l’Ile de Lérins !) furent «miraculeusement» épargnées ! En effet, la bombe de la Seconde Guerre qui fut trouvée à leurs côtés n’a heureusement pas explosée !
Les villes de Carrare, de Lucques et de San Gimignano que la Via francigena traverse font partie de ces hauts lieux d’intelligence, de savoir-faire et de beauté dont l’Italie regorge. Elles se trouvent toutes sur le trajet de la Via francigena et il fait bon de s’y arrêter.
Une fois arrivés à Sienne, il suffit de poursuivre la via Roma pour accéder à la «Porta romana» et se retrouver à nouveau sur l’axe de Rome. Des haltes seront proposées aussi bien à San Quirico dans le pays d’Orcia (inscrit au «Patrimoine mondial» !) qu’à San Antimo – splendide couvent carolingien en pays de Toscane. Au bord du lac Bolsena (le plus grand lac volcanique d’Europe) on vénère sainte Cristina, mais aussi le «miracle du corporal» qui fut prétexte à l’instauration de la «Fête Dieu», date importante pour les catholiques romains. Acquapendente et Montefiascone sont des bourgades très prisés des pèlerins, mais avant d’arriver à Rome encore un arrêt s’avère presque obligatoire. Il serait ainsi dommage d’oublier de «saluer» à Viterbe la chaire de saint Thomas d’Aquin aménagée sur la modeste façade de Santa Maria Nova (la plus ancienne église de Viterbe) où ce grand homme fut, pendant plus d’une décennie, simple «curé de campagne».
Après avoir parcouru le Corso di Francia, nous voici à la «Porta del Popolo». Tous les pèlerins arrivant du nord de l’Europe pénètrent à Rome par cette porte. Les écrivains anglais Keats et Shelley, Victor Hugo et Goethe, la reine Christine de Suède et bien d’autres personnalités «venus du nord», se sont installés dans le quartier de la «Piazza del popolo» et de la «Trinita Dei Monti». Ce n’est, donc, pas un hasard si les Français ont décidé d’installer leurs «Prix de Rome» à la Villa Médicis – demeure jouxtant les jardins Borghèse et qui surplombe cette même place «del popolo» qui s’avère être à la fois point final et point de départ de la Via francigena.
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