Thèmes: Sciences, Société Conférence du mardi 16 janvier 1990
FAUT-IL AVOIR PEUR DE LA TELEVISION ?
Par François Mariet , professeur à l’Université de Paris-Dauphine et maître de conférences à l’Institut d’études politiques a présenté devant un public venu nombreux l’écouter, une conférence sur la télévision.
Le spectre de la culpabilité hante les téléspectateurs et les parents. La télévision se développe, conquiert des audiences toujours plus nombreuses, et partout elle est accusée de corrompre la jeunesse et de ruiner les assises culturelles de nos sociétés. Beaucoup d’enseignants sont contre la télévision, les milieux intellectuels prétendent la mépriser. Les enfants l’adorent. Les parents, et plus encore les grands-parents, la regardent de plus en plus. Dès qu’il s’agit de télévision, on vit dans une ambiance culturelle de guerre civile.
La télévision est déclarée coupable de tous les maux de la terre : on lui impute des maladies, la bêtise, l’ignorance, l’inculture, la violence, la vulgarité.
Pour un peu, on la rendrait responsable du mauvais cours des saisons. Il y a quelque chose de malade dans notre civilisation médiatique.
« Après avoir pesé les arguments, dé cortiqué les rapports de recherche, écouté les uns et les autres, après avoir enquêté et dépouillé les statistiques, une conclusion s’est imposée : aucune démonstration n’existe de la nocivité de la télévision. Les seuls dangers prouvés de la télévision, sont en fait les usages nés avec la technologie : postes qui ont implosé …
Les effets pervers de la télévision :
La télévision, comme avant elle déjà l’automobile, l’électricité et les chemins de fer, et plus récemment l’informatique, échauffe les imaginations. Chaque nouvelle technologie déclenche lors de sa diffusion ce type de réactions préscientifiques, où l’éblouissement se partage à la crainte. Dès son apparition, la télévision pour enfants a suscité la faveur missionnaire de trois corporations : les médecins, les prêtres et les enseignants, chacune d’elles cherchant à s’attribuer le monopole de la protection légitime de l’enfance, d’une enfance martyre de la télévision. Protection physique et psychologique, protection morale, protection culturelle visent toutes trois à contrôler l’enfance, la socialisation et le travail d’éducation parentale, mais elles entrent souvent en concurrence entre elles, chacune cherchant à accaparer les bénéfices du travail réglementaire.
Des médecins américains, croyant sans doute découvrir un gisement de clientèle encore inexploité, ont été les premiers à s’empresser au chevet des jeunes téléspectateurs : des pieds à la tête, les enfants étaient atteints par les ravages du mal télévisuel. Le tableau clinique était alarmant.
De l’avis des podologues, les enfants qui regardent la télévision ont les pieds déformés en raison de l’inactivité engendrée par de trop longues séances de télévision ; d’autres spécialistes ont dégagé les principaux symptômes de la « maladie de la grenouille », maladie qui affecte les ligaments inférieurs des enfants regardant la télévision, les jambes repliées sur le côté. Des genoux, la maladie s’est propagée vers les dernières vertèbres, le coccyx : les enfants ont mal aux fesses à force d’être assis. Des neurologues identifièrent des maladies du système nerveux, des crampes d’estomac, liées au « suspens » et à la présence à l’écran de personnages terrifiants. Les dentistes distinguèrent une mauvaise occlusion de la mâchoire due à la télévision en raison des positions adoptées en regardant la télévision (maladie dont souffre également le Penseur de Rodin). Des psychiatres ont mis en garde contre les risques d’hébétude, d’autisme. Et puis enfin les oculistes ont vu venir à eux les maladies de la vue et ont inventé tout un appareillage destiné à remédier aux maux de tête et à la baisse de l’acuité visuelle : filtres à poser sur les écrans, colorisation, lunettes grossissantes.
La télévision est un média formidable qui fait progressivement sa place dans nos sociétés et nos cultures ; ne recommençons pas les batailles inutiles, perdues autrefois contre la radio, le cinéma, la bande dessinée, le disque, l’imprimerie, les livres de poche, la grande presse. L’argumentation n’a guère changé avec le temps, à chaque nouveau media on entonne la même rengaine. On a dit que la radio allait empêcher la culture musicale, que le cinéma était un divertissement d’imbécile, que la bande dessinée rendait inculte, empêchait les enfants de lire, que le disque allait nuire à l’avenir musical, que les livres allaient provoquer une sorte de tristesse, qu’il fallait les interdire surtout aux jeunes filles… Au début de l’imprimerie, les réactions ont été négatives surtout de la part des professeurs d’universités.
De la même façon on a dit que la télévision tuait le cinéma. Mais pensons aux personnes n’habitant pas dans une grande ville. La télévision leur permet de voir des films. La télévision est du pain béni pour les familles les plus nombreuses, pour les familles des régions rurales, pour les familles comptant un très jeune enfant, c’est-à-dire pour la plupart des familles françaises avec enfants, Les condamnations de la présence du cinéma à la télévision sont des discours de privilégiés, de Parisiens : la télévision et le magnétoscope ne tuent pas le cinéma, ils le démocratisent et le mettent à la portée de toutes les bourses. Ceci est vrai également pour les concerts.
Pour moi nous dit François Mariet, la télévision est un facteur de démocratisation.
En l’an 2000
Laissons-nous aller à un peu de très sage téléfiction pour décrire le monde télévisuel que connaîtront les enfants lorsque à leur tour ils seront parents et que l’on bradera nos actuels téléviseurs et magnétoscopes au marché aux puces.
Dans vingt ans, la télévision sera internationale ; non seulement par l’importation et le doublage d’émissions produites en langues étrangères, mais par la diversification culturelle et nationale des publics. Dans la plupart des régions du globe, les satellites relaieront des émissions du monde entier. Les particuliers les capteront soit grâce à des réseaux câblés qui les achemineront comme l’on transporte aujourd’hui l’eau potable ou le son par le téléphone, soit par des antennes individuelles de réception directe.
Les téléviseurs et les magnétoscopes auront atteint le niveau d’encombrement et de prix que présentent aujourd’hui les postes radio. Le magnétoscope ne manquera pas de connaître la même évolution que le magnétophone à cassette, miniaturisation, baisse de prix, intégration dans des appareils à deux lecteurs. Le « Watchman », ce walkman à images, est pour demain et entraînera la miniaturisation des cassettes vidéo, la chute de leur prix, la copie domestique et les échanges de films. La télévision connaîtra la révolution en trois étapes qu’a connue la radio au cours des « trente glorieuses » de son histoire : celle du transistor (les années 60), celle du radiocassette (les années 70) et celle du walkman (les années 80).
Qui paie ?
En matière de production télévisée, il n’y a pas de génération spontanée. On ne connaît que trois sources de financement des émissions : la publicité de marques, les impôts sous la forme de subventions de l’Etat aux chaînes et l’abonnement payé par les ménages.
En France, Antenne 2 tire les deux tiers de son budget annuel de la publicité et moins d’un tiers de la redevance. La télévision publique américaine combine les revenus fiscaux des collectivités locales et de l’Etat avec très peu de publicité et des contributions volontaires des téléspectateurs, proches dans leur esprit d’un abonnement.
Mais quelle que soit la stratégie de financement retenue, il faut trouver l’argent nécessaire pour produire, acheter les émissions, payer le cachet des acteurs et des animateurs, le salaire des techniciens et du personnel.
Pour connaître approximativement la consommation de télévision des spectateurs, il y a plusieurs solutions : les enquêtes par questionnaire et les journaux d’écoute d’une part, les appareils audimétriques d’autre part.
L’audience est le nerf de la guerre télévisuelle, et la manière dont on la mesure détermine sa valeur et son prix sur le marché de l’espace publicitaire. La qualité de la mesure est la garantie d’une libre concurrence dans le marché télévisuel. C’est l’audience mesurée qui compte ; c’est elle qui oriente la répartition des budgets publicitaires. La qualité de cette mesure est à la base de la démocratie politique. C’est pourquoi la bataille de la mesure fait rage dans de nombreux pays.
Les enquêtes par questionnaires :
On demande aux personnes ce qu’elles regardent à la télévision et pendant combien de temps.
Le journal d’écoute :
Il repose sur un principe semblable à celui du questionnaire, c’est une sorte de questionnaire permanent, un feuilleton toujours à suivre : un membre de la famille, souvent la mère, indique chaque jour pendant un mois ou deux, la consommation de la télévision des différents membres de la famille, quart d’heure par quart d’heure, sur une sorte de carnet de bord. Ces enquêtes ne sont pas menées en continu tout au long de l’année, mais en trois ou quatre vagues annuelles, ce qui nuit à l’appréciation, même grossière, des effets de la saisonnalité sur l’audience, pourtant si importants ; les activités des enfants par exemple sont tributaires de la météo, des rythmes scolaires, des périodes de vacances, des fêtes.
L’audimètre :
C’est la mesure de l’audience à l’aide d’un appareil de la taille d’un petit magnétoscope qui, branché à la fois sur le téléviseur et sur la ligne téléphonique, transmet à un centre de traitement des informations sur l’état du récepteur : est-il al1umé ? si oui, sur quelle chaîne est-il réglé ? On mesure ainsi le nombre de foyers ayant au moins un téléviseur allumé, et non pas le nombre de personnes regardant une émission. On effectue bien des redressements et des bricolages statistiques grâce à ce que nous a appris la technique des journaux d’écoute, mais cela reste tout à fait insuffisant.
Pour pallier cette difficulté on a mis au point l’audimétrie individuelle. On part du même appareil mais on lui adjoint une sorte de boîtier de télécommande grâce auquel chaque personne présente indique quand elle regarde et quand elle cesse de regarder la télévision. La mesure assure un suivi de l’audience minute par minute, ce qui permet de repérer les changements de chaîne et les déplacements d’audience.
Même bien utilisée, l’audimétrie individuelle ne peut prendre en compte la consommation hors du domicile familial : pendant les vacances, …
Différentes façons de regarder la télévision
La télé passion :
C’est la télé que l’on a choisie, celle que l’on aime, qui fait l’objet d’un choix positif. Cette consommation de télévision est planifiée, préparée.
La télé tapisserie :
C’est la télé allumée sans que l’on y prête attention en permanence, c’est le décor de la vie domestique comme la tapisserie sur les murs. La télévision fonctionne alors un peu comme la radio, elle est en veilleuse. De temps en temps, on prête l’oreille pour capter une information, une blague, une chanson. On ne regarde, ni n’écoute vraiment : mais on voit et on entend. On n’est attentif à la télévision que s’il n’y a rien de plus important à faire qui mobilise l’attention ailleurs. C’est la télévision des temps morts de la vie sociale.
La télé bouche-trou :
C’est celle que l’on regarde faute de mieux, une télévision de remplacement, un loisir de secours, de la télévision sans passion. Elle remplace pour les enfants, les amis, les parents, les activités sportives ou artistiques, la lecture ou les jeux. Aussi est-elle vulnérable à n’importe quelle autre activité ou presque ; qu’une activité alternative un tant soit peu motivante se présente et l’enfant se détourne de cette télévision-là. Elle est donc compressible et mesure l’insuffisance de l’offre de loisirs par rapport à la demande potentielle des enfants.
C’était en 1917, et Apollinaire stigmatisait les degrés de familiarité avec le média révolutionnaire de son temps. La télévision a bien gagné le droit de s’appeler la « télé ». Les petits mots sont doux aux grandes passions. Tous les adultes ont déjà des souvenirs de télévision, et une tendresse cachée pour un copain télévisuel, ZébuIon et Beaver, Casimir et le Gros Albert, Grouchat et Lola l’autruche, Pollux ; la télé est une usine à souvenirs, comme toute l’enfance. Et dans quelques années, parce qu’ils ont été enfants avant d’être hommes, les enfants d’aujourd’hui regretteront Captain Power et le « lapin-chasseur » de Chantal Goya ; ils auront la nostalgie du « Top 50 » et de « Marc et Sophie » comme nous avons celle de « Discorama » et de « Gros Nounours ».
Il est de bon ton de dire que la télévision a les effets les plus négatifs. « Je ne vais pas enfourcher ce genre de théorie que je crois sans intérêt, car scientifiquement ce n’est pas démontrable ».
« Premièrement, ce que l’on dit à la télévision, on l’a dit de bien d’autre média. Au temps d’Aristote on prétendait déjà que le théâtre provoquait la violence. Ce à quoi, il répondait qu’en montrant la violence, au contraire, le théâtre purgeait les spectateurs de leurs passions. Plus tard Racine reprendra le même débat ».
« Deuxièmement, ce débat aboutit à la censure qui est contraire à l’esprit de la démocratie. Le chemin de la censure est un chemin dangereux pour la culture et pour la politique. Ce qui paraît choquant aujourd’hui peut devenir artistique demain ».
Au lieu de s’intéresser au contenu de la télévision, il faudrait s’intéresser à la télévision en tant que média, c’est-à-dire en tant qu’instrument technologique de transport d’informations ou d ‘images.
« Pour moi, nous dit François Mariet, ce qui compte, c’est la façon dont la télévision transmet les images. La télévision transmet une image qui n’est pas linéaire, qui est formée d’un ensemble de points ».
La télévision est symptomatique de changements sociaux très profonds. Autrefois la télévision commençait à 19 h et finissait à 23 h. Maintenant il y a une uniformisation du temps avec laquelle la télévision est en harmonie.
La télévision est en train d’accélérer un certain nombre de processus, de systématiser des formes de comportements culturels qui autrefois étaient plutôt exceptionnels.
La télévision peut être la pire ou la meilleure des choses ; mais cela est vrai pour tout dans la vie. La télévision nous met face à face avec notre liberté. A nous d’en faire ce que nous souhaitons.
QUESTIONS
• La télévision ne favorise-t-elle pas la culture touche-à-tout ?
L’éducation et la télévision ont des ambitions différentes, compatibles mais clairement séparées. On ne va pas à l’école pour s’amuser, pas plus qu’on ne regarde la télévision pour s’instruire, ce qui n’empêche pas de s’amuser à l’école ni d’apprendre en regardant la télévision. Opposer la télévision à l’école c’est se tromper de problème culturel.
« L’enfance dit La Rochefoucauld, nous suit tous les temps de la vie », aussi ne faut-il pas dédaigner la télé des enfants, ne pas lui imposer des manières venues d’ailleurs, L’éducation et la didactique, c’est l’école. Hors de l’école, ce n’est plus l’école. Laissons à l’école son travail, sa responsabilité, ses privilèges, la légitimité enfin et le respect qui en découlent ».
Alors les enfants n’attendront pas de l’enseignant qu’il ou elle se comporte comme Dorothée ou Bill Cosby et les parents cesseront d’attendre que Dorothée ou Bill Cosby soient éducatifs.
« Je suis très choqué de voir des gens dire : la télévision nuit à la scolarité des enfants alors qu’on ne donne pas à la plupart des écoles les moyens de travailler convenablement. Il y a donc une certaine hypocrisie. On peut être touche-à-tout, regarder différents sports…, mais il faut à l’école acquérir les bases d’une culture solide ».
• Pourquoi ne pas mettre d’émissions intelligentes aux heures d’écoute ?
Tout le monde n’a pas la même définition de l’émission intelligente. Une émission de jazz ne fera que 2% d’écoute. Je le regrette, j’adore ça. On la mettra à minuit où elle ne va pas risquer de grever le budget de la chaîne. Par contre 25 % des ménages regardent la Roue de la Fortune. On met donc cette émission à l’heure de grande écoute. C’est la démocratie.
Nous avons la télévision que nous méritons.
La solution réside dans le câble qui permet un très grand nombre de chaînes et des émissions de toutes sortes.
Rien ne nous dispensera du bon sens. Rien n’est plus dangereux que la voiture lorsqu’on en fait des usages imbéciles. Ce n’est pas une raison pour la condamner. Les adolescents qui mettent un walkman sur les oreilles auront un problème auditif plus tard. On le sait mais on ne peut pour autant interdire les walkmans.
Il n’appartient pas à une société de mettre en place des mécanismes de gestion culturelle car les quelques avantages qu’on pourrait en escompter seraient largement compensés négativement par un inconvénient majeur : la censure.
Rien ne dispense les parents de leur rôle éducatif. Rien ne leur interdit d’empêcher leur jeune enfant de regarder une émission qu’ils ne jugent pas bonne pour eux.
Monsieur Darras, Professeur d’optique, répond à la question du danger de la télévision sur la vue.
« Il est interdit de dire que la télévision, comme les ordinateurs peut abîmer la vue, provoquer des maladies. Il vaut mieux, d’un point de vue physiologique qu’un enfant de 7 à 8 ans regarde la télévision plutôt qu’il passe le même temps à lire. Regarder la télévision à 2 m est moins dangereux pour le développement de sa vision que la lecture pour laquelle ses yeux ne sont pas faits.
Il ne faut pas demander à un enfant de à 5 ans qu’il regarde les dessins animés à 4-5 m, car à cet âge, il vit dans une bulle d’intérêt qui ne dépasse pas 2,5 m. Au-delà de 4 m on ne peut maintenir l’attention d’un enfant ».
Monsieur Pénotet fait la remarque suivante :
– La prise de la Bastille n’a été connue en province que 8 ou 10 jours après.
– Pendant la guerre de 39-45 l’influence de la radio a été très grande pour la résistance.
– Les évènements à l’Est ont pu être transmis en direct grâce à la télévision.
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